Repenser l’enfer : Justin de Naplouse

09/24/2021

Dans le cadre de la série “Repenser l’enfer”, j’ai écrit deux articles sur l’enseignement des pères apostoliques, les successeurs des apôtres (partie 1 et partie 2). La conclusion : les représentations du châtiment eschatologique de la Didaché et des épîtres attribuées à Clément de Rome aux Corinthiens entrent en continuité avec les descriptions de l’Ancien Testament et n’empruntent aucunement les “lumières” de la philosophie grecque. Pour dépeindre le sort des incroyants, on y donne des exemples de morts atroces, des scènes surnaturelles dignes de films, mais ce sort est toujours compris comme un effroi culminant dans la mort et l’anéantissement.

Qu’en est-il de la période suivante, celle des pères apologistes du 2e siècle ?

En lisant le Dialogue avec Tryphon de Justin de Naplouse, je suis tombé par hasard sur une section que le traducteur moderne intitule “L’âme n’est pas par nature immortelle” (ch 5-6). J’ai été frappé d’y trouver un développement aussi détaillé et correspondant à ce que nous appelons aujourd’hui le “conditionnalisme”. Cette position théologique affirme que l’immortalité est conditionnelle à la foi en Jésus Christ. Autrement dit, ceux et celles qui sont en communion avec le Christ ont l’espérance de l’immortalité, la vie éternelle. Cependant, pour les autres, la justice divine rétribuera à “chacun selon ses oeuvres”, donc en infligeant un mal proportionnel au mal commis sur la terre, après quoi ils mourront, c’est-à-dire qu’ils cesseront de vivre et d’exister. Bien qu’il soit difficile et déconcertant d’imaginer ainsi le sort d’êtres humains, nous sommes à des millions d’années lumières de l’interprétation traditionnelle qui postule des tourments éternels pour ces mêmes personnes.

Pour revenir à Justin de Naplouse, aussi appelé Justin Martyr, il est intéressant de souligner qu’il est né vers l’an 100 en Samarie et mort vers l’an 165. De plus, sa ville natale, Flavia Neapolis (l’actuelle Naplouse en Cisjordanie), est située à 50 km au nord de Jérusalem. Cette courte distance temporelle et spatiale entre lui et les premières générations chrétiennes fait de lui un témoin privilégié de l’ère apostolique.

Aux ch. 5 et 6 de son Dialogue avec Tryphon, Justin offre un développement fort intéressant sur l’âme, son sort après la mort et sur le jugement divin :

5,1 — De ces choses, lesdits philosophes ne savent donc rien, puisqu’ils sont incapables de dire ce que peut bien être l’âme ?

— Il semble en effet que non.

On ne doit pas davantage dire qu’elle est immortelle ; car si elle est immortelle, elle est à l’évidence aussi non engendrée.

— Mais elle est à la fois non engendrée et immortelle, selon certains, qui portent le nom de Platoniciens !

— Affirmes-tu, pour ta part, que le monde lui aussi est non engendré ?

— Il en est qui le disent. Je ne partage toutefois pas, quant à moi, leur avis.

5,2 — Et tu fais bien. Comment peut-on raisonnablement penser, en effet, qu’un corps aussi solide, résistant et compact, qui change, périt et naît chaque jour n’a pas été produit par quelque cause ? Mais si le monde est engendré, il faut nécessairement que les âmes, elles aussi, soient produites, et, peut-être, n’existent plus en un certain point ; car c’est à cause des hommes, et des autres êtres vivants, qu’elles ont été produites, si tu soutiens sans réserve qu’elles sont produites à part, et non avec le corps qui leur est propre.

— Il semble qu’il en est bien ainsi.

Elles ne sont donc pas immortelles ?

Non, puisqu’il nous est apparu que le monde, lui aussi, est engendré.

5,3 — Je ne dis toutefois pas, pour ma part, que les âmes meurent toutes. Ce serait là, à vrai dire, une bonne affaire pour les méchants. Qu’en est-il donc ? Celles des hommes pieux demeurent en quelque lieu meilleur ; les injustes et les méchantes en un lieu pire, où elles attendent alors le temps du jugement. Ainsi les unes – celles qui auront paru dignes de Dieu – ne meurent (plus) ; les autres sont châtiées aussi longtemps que Dieu veut qu’elles existent et qu’elles soient châtiées.

5,4 — Ta doctrine s’apparente-t-elle donc à celle que Platon, dans le Timée, laisse entendre au sujet du monde, lorsqu’il dit que celui-ci est susceptible de dissolution et corruptible, en tant qu’il fut produit, mais qu’il ne sera pas dissous, et qu’il n’est pas non plus destiné à la mort, cela de par la volonté de Dieu ? Cette doctrine-là peut-elle, à ton avis, s’appliquer également à l’âme et, en définitive, à toute chose ? Car (selon ton opinion Platon déclare que) tout ce qui est ou doit être jamais après Dieu, tout cela, par nature, est corruptible, peut disparaître, et n’être plus. Dieu seul est non engendré et incorruptible, et c’est là ce qui fait qu’il est Dieu, tandis que tout le reste, qui vient après lui, est engendré et corruptible. 5,5 Voilà pourquoi les âmes tout à la fois meurent et sont châtiées. Car si elles étaient non engendrées, elles ne pécheraient pas, et ne seraient pas non plus emplies de déraison ; elles ne seraient pas tantôt lâches, tantôt braves ; elles n’iraient pas d’elles-mêmes séjourner en un porc, un serpent ou un chien ; et il n’est d’ailleurs pas loisible de les contraindre, si l’on admet du moins qu’elles sont non engendrées. Car le non-engendré au non-engendré est semblable ; il lui est même égal et identique, et ni pour la puissance ni pour la dignité on ne saurait juger que l’un prévaut sur l’autre. 5,6 Il s’ensuit que le non-engendré n’est pas non plus multiple. Car à supposer qu’il y ait, entre les non-engendrés, une quelconque différence, de cette différence on ne pourrait, par la recherche, remonter à la cause : lancée toujours vers l’infini, la pensée, fatiguée, finira par s’arrêter sur un seul être non engendré, que l’on déclarera cause de toute chose. Cela, dis-je, a-t-il donc échappé à ces sages, Platon et Pythagore, qui pour nous sont en quelque sorte devenus le rempart et le soutien de la philosophie ?

6,1 — Je ne me soucie guère, dit-il, de Platon ni de Pythagore, pas plus d’ailleurs que d’aucun de ceux qui ont de telles vues. Car la vérité est ainsi, et d’après ce qui suit, tu pourras t’en convaincre : ou bien l’âme est vie, ou bien elle a la vie. Si elle est vie, c’est un autre être qu’elle fera vivre, et non elle-même, ainsi que le mouvement meut quelque chose d’autre, plutôt que lui- même. Que l’âme vive, personne n’y saurait contredire. Si elle vit, cependant, ce n’est pas parce qu’elle est vie, mais parce qu’elle a part à la vie. Or ce qui participe de quelque chose est autre que ce dont il participe. Si l’âme participe de la vie, c’est parce que Dieu veut qu’elle vive. 6,2 Aussi adviendra-t-il qu’elle n’y participe plus, lorsqu’il ne lui plaira plus qu’elle vive. Car la vie ne lui appartient pas en propre, comme elle appartient à Dieu : de même que l’homme n’existe pas indéfiniment, et que le corps ne coexiste pas toujours à l’âme, mais que, lorsque vient le moment où cette harmonie doit être dissoute, l’âme abandonne le corps et l’homme n’existe plus (ὁ ἄνθρωπος οὐκ ἔστιν), de même aussi, lorsque l’âme doit cesser d’être (ὅταν δέῃ τὴν ψυχὴν μηκέτι εἶναι), l’esprit de vie s’échappe d’elle, l’âme n’existe plus (οὐκ ἔστιν ἡ ψυχὴ ἔτι) et retourne, à son tour, là d’où elle avait été tirée1Justin de Naplouse et Philippe Bobichon (trad. et éd.), Justin Martyr. Dialogue avec Tryphon : édition critique, traduction, commentaire. Vol. 1-2 (Paradosis. Études de littérature et de théologies anciennes, 47), Fribourg, Academic Press Fribourg, 2003, p. 199-203. Le texte grec est aussi présenté dans cette édition critique..

Justin emploi un argument qui fait correspondre protologie et eschatologie, les choses du commencement avec les choses de la fin : si l’âme était inexistante avant sa création, alors elle peut redevenir inexistante après sa condamnation.

L’apologète précise que le châtiment eschatologique n’est pas qu’un simple anéantissement. Il postule une période difficile pour l’âme du méchant après sa mort. Cependant, cette période post-mortem culmine dans la mort de l’âme, c’est-à-dire la cessation de l’existence complète de l’humain2Lorsque Justin affirme, en 5,3, que si l’âme ne continue pas de vivre après la mort, alors “c’est une bonne affaire pour les méchants”, il désire mettre au clair que la première mort ne correspond pas à l’anéantissement total de l’être humain, mais seulement la disparition de son corps. C’est la deuxième mort qui implique aussi la destruction de sa partie immatérielle, son âme de sorte que l’être humain devient totalement anéanti.. L’inexistence comme résultante de la mort de l’âme, explicite en 6,1-2, est déjà suggérée en 5,3 : “les autres sont châtiées aussi longtemps que Dieu veut qu’elles existent et qu’elles soient châtiées.” Bref, un châtiment en deux temps : un séjour plus ou moins pénible en prison après quoi c’est la peine capitale, l’exécution totale. Ainsi, ça ne sera pas “une bonne affaire pour les méchants”.

La même manière que la continuité de l’existence du corps est rendu possible par la vie de l’âme, la continuité de la vie de l’âme est rendu possible pour la participation à la vie de Dieu (6,1-2). L’immortalité est partagée par l’entremise d’une communion avec Dieu qui est lui-même Vie et qui la communique. Si “l’âme doit cesser d’être, l’esprit de vie s’échappe d’elle, l’âme n’existe plus et retourne, à son tour, là d’où elle avait été tirée”. (6,2)

La section suivante au long passage cité plus haut est intitulée “La connaissance de la vérité ne peut être tirée que des prophètes”. Bien des penseurs juifs et chrétiens, comme Aristobule et Philon d’Alexandrie et Tertullien, cherchaient à démontrer la convergence entre la théologie biblique et la philosophie grecque. Justin ici cherche à faire de même au début du dialogue. Cependant, le vieillard avec lequel Justin discute affirme être indifférent aux philosophes grecs, puisque, comme il l’affirmait déjà au début du ch. 5., contrairement aux prophètes, ces penseurs grecs n’ont jamais vu ni entendu Dieu et ils ne le connaissent pas (5,1). Nous sommes dans une dynamique diamétralement opposée aux propos de Tertullien, dans son livre La résurrection de la chair, au ch. 3 :

Certaines choses sont connues de par la nature : l’immortalité de l’âme, par exemple, est une opinion largement partagée… Je suis donc d’accord avec l’opinion de Platon lorsqu’il déclare que “toute âme est immortelle”3L’auteur de l’épître à Diognète (6,8) a aussi intégré, vers la fin du 2e siècle, l’idée platonicienne de l’immortalité de l’âme dans sa théologie : « Immortelle, l’âme habite une tente mortelle : ainsi les Chrétiens campent dans le corruptible, en attendant l’incorruptibilité céleste » (Dominique Bertrand, Les écrits des pères apostoliques, Paris, Du Cerf, 2012, p. 484, 492)..

Peut-être que les chrétiens d’aujourd’hui, qui désirent lire le texte biblique sans y imposer de notions étrangères, devraient dire comme le vieillard de Justin : “Je ne me soucie guère de Platon ni de Pythagore, pas plus d’ailleurs que d’aucun de ceux qui ont de telles vues.” Et sortir Platon de la théologie biblique.

S’il est bon de se rappeler que Dieu est juste et que cette justice n’est pas accomplie par l’intermédiaire d’éternels bourreaux, plus positivement, Dieu est Vie et notre existence présente consiste en une invitation à la Vie. Cette invitation est rendue possible par Jésus Christ auquel nous sommes aussi appelés à répondre. Justin de Naplouse nous parle avec brio de ce Dieu de Vie et, en même temps, des conséquences de son rejet.

Références

Références
1 Justin de Naplouse et Philippe Bobichon (trad. et éd.), Justin Martyr. Dialogue avec Tryphon : édition critique, traduction, commentaire. Vol. 1-2 (Paradosis. Études de littérature et de théologies anciennes, 47), Fribourg, Academic Press Fribourg, 2003, p. 199-203. Le texte grec est aussi présenté dans cette édition critique.
2 Lorsque Justin affirme, en 5,3, que si l’âme ne continue pas de vivre après la mort, alors “c’est une bonne affaire pour les méchants”, il désire mettre au clair que la première mort ne correspond pas à l’anéantissement total de l’être humain, mais seulement la disparition de son corps. C’est la deuxième mort qui implique aussi la destruction de sa partie immatérielle, son âme de sorte que l’être humain devient totalement anéanti.
3 L’auteur de l’épître à Diognète (6,8) a aussi intégré, vers la fin du 2e siècle, l’idée platonicienne de l’immortalité de l’âme dans sa théologie : « Immortelle, l’âme habite une tente mortelle : ainsi les Chrétiens campent dans le corruptible, en attendant l’incorruptibilité céleste » (Dominique Bertrand, Les écrits des pères apostoliques, Paris, Du Cerf, 2012, p. 484, 492).

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One comment on “Repenser l’enfer : Justin de Naplouse

  1. Jean Boulanger Oct 22, 2023

    Excellent article, enfin quelque chose qui appuie mes convictions personnelles ! Merci et que Dieu te bénisse !

Théophile © 2015