Résumé : Dans cet article, j’examine et critique l’interprétation de N. T. Wright concernant le voyage de Paul en Arabie après sa conversion. Wright soutient que Paul, influencé par le zèle prophétique, se serait retiré en Arabie pour méditer et réévaluer sa foi juive à la lumière de sa rencontre avec Jésus, à l’image d’Élie qui, dans l’Ancien Testament, se retire au mont Horeb pour réfléchir à son activité prophétique marquée par la violence. Wright voit plusieurs correspondances entre l’histoire d’Élie et celle de Paul, ce qui l’amène à interpréter le séjour de Paul en Arabie comme un temps de solitude nécessaire à la transformation de sa vision de la foi, du zèle et de sa mission. Selon lui, ce voyage n’aurait pas été une activité d’évangélisation, mais uniquement un temps de réflexion spirituelle. Je relève plusieurs incohérences théologiques et textuelles dans cette thèse. En particulier, cette lecture ne correspond pas au contexte immédiat de Galates 1,15-17, où Paul affirme que sa révélation vient directement de Dieu et qu’il commence immédiatement sa mission auprès des païens. Le mot « aussitôt » dans ce passage indique que Paul ne prend pas un temps prolongé pour méditer, mais agit directement après avoir reçu la révélation. De plus, je critique la thèse de Wright pour son absence de fondement direct dans les Actes des Apôtres et dans les lettres de Paul, où il est clairement affirmé que Paul a prêché l’Évangile dès ses premiers jours après sa conversion. La thèse de Wright ne résiste pas non plus face à la tentative d’arrestation de Paul par le roi Aretas, qui indique qu’il ne s’agissait pas d’un séjour isolé et contemplatif, mais bien d’une mission évangélique active en Arabie.
Dans un premier article, j’ai démontré que les informations contenues dans la lettre aux Galates, 2 Corinthiens et les Actes des apôtres convergent pour montrer que Paul a commencé à prêcher l’Évangile aux païens « aussitôt » après sa conversion. J’ai également soutenu qu’il n’est pas pertinent d’utiliser le voyage de Paul en Arabie comme fondement biblique pour justifier l’importance de l’étude théologique, car le texte ne soutient en rien cette idée. Une question qui découle de cette mécompréhension fréquente est la suivante : d’où vient l’idée que Paul serait allé en Arabie pour méditer, et pourquoi cette hypothèse est-elle si largement promue dans les églises contemporaines, alors qu’elle n’a aucun fondement solide ? Bien que la grande majorité des spécialistes affirment que Paul s’est rendu en Arabie pour évangéliser, quelques-uns soutiennent qu’il y est allé pour méditer. J’ai notamment été étonné de découvrir que N. T. Wright défend l’idée que Paul se serait rendu en Arabie pour réévaluer sa foi. Dans cet article, j’examine cette position, la critique et la confronte à d’autres perspectives théologiques. Ainsi, après avoir défendu ma thèse, je présente l’antithèse, avant de parvenir à une synthèse.
La position de N. T. Wright
L’article « Paul, Arabia, and Elijah » de N. T. Wright est l’une des défenses les plus élaborées pour la thèse que le voyage de Paul en Arabie après sa conversion avait comme but l’isolement et la révision de sa foi juive à la lumière du Christ ressuscité1Nicholas T. Wright, « Paul, Arabia, and Elijah (Galatians 1: 17) », Journal of Biblical Literature 115/4 (1996), p. 683-692.. Wright commence par souligner ce que Paul mentionne avant son voyage en Arabie relaté en Ga 1,15-17. Il convient que peu importe notre interprétation, celle-ci doit s’arrimer avec l’affirmation essentielle qui est exprimée en Ga 1,11-12 à savoir que l’origine de son Évangile n’est pas une source humaine, mais plutôt d’une révélation de Jésus Christ. En Ga 1,13-14, Paul fait ensuite référence à son « zèle débordant » qui l’amena à persécuter violement l’Église de Dieu alors qu’il était « dans le judaïsme ». C’est alors que viennent les fameux versets 15 à 17 concernant notamment son voyage en Arabie.
Pour Wright, ce voyage a une signification plus profonde, s’inscrivant dans une tradition juive liée au thème du « zèle », inspirée par des figures bibliques telles que Phinées2Selon Nb 25,7-13, Dieu traite une alliance avec Phinées, qui a démontré son zèle en tuant un homme juif qui avait amené une moabite dans le peuple d’Israël. Il est intéressant de remarquer que le territoire de Moab du temps de Moïse et Phinée correspondait au territoire de l’Arabie au temps de Paul. Tant le Moab que les Nabatéens occupaient des territoires situés à l’est du Jourdain, mais avec des différences notables dans le temps et les frontières., Élie3Selon 1 Rois 18-19, à cause de son zèle pour Yhwh (1 R 19,10.14), Élie a tué les prophètes de Baal qui entraînaient Israël à l’idolâtrie., ainsi que les frères Maccabées, qui ont tous agi de manière radicale et violente pour préserver la foi hébraïque monothéiste face au paganisme. Paul, ancien pharisien zélé, avait imité ces figures dans son opposition violente aux premiers chrétiens. Cependant, après sa rencontre avec Jésus sur le chemin de Damas, il se retire en Arabie, identifiée ici au mont Sinaï, pour « un temps de méditation solitaire, en préparation à sa mission auprès des païens4Nicholas T. Wright, « Paul, Arabia, and Elijah (Galatians 1: 17) », p. 683. », à l’instar d’Élie (1 R 19,15-18). Dans l’histoire d’Élie, celui-ci s’isole au désert, au mont Horeb, parfois associé au mont Sinaï, où Dieu se manifeste à lui sous la forme d’un murmure doux, contrastant avec les manifestations violentes comme le vent fort, le tremblement de terre et le feu. À la fin de cet épisode, Dieu ordonne à Élie : « Va, reprends ton chemin par le désert jusqu’à Damas ; et quand tu seras arrivé, tu oindras Hazaël pour roi de Syrie. » Cela concorde ce que Paul a fait : il s’est rendu en Arabie pour réévaluer sa foi et reconnaître l’inadéquation de son zèle, avant de retourner à Damas et commencer à annoncer Jésus, le roi oint par Dieu, le Messie. Autrement dit, « [Paul] fit à nouveau ce qu’Élie avait fait5Nicholas T. Wright, « Paul, Arabia, and Elijah (Galatians 1: 17) », p. 686. » : il se rendit en Arabie, qu’il identifie au mont Sinaï dans Ga 4,25, suggérant qu’il y a fait le point sur son passé de juif zélé, au point d’en venir à la violence et à la mort, pour penser autrement le zèle et la place de la loi en mettant plutôt l’accent sur la grâce et la foi en Jésus Christ, le Roi.
Wright pense que si sa reconstruction est juste, alors « Saul n’a certainement pas été en Arabie pour évangéliser »6Nicholas T. Wright, « Paul, Arabia, and Elijah (Galatians 1: 17) », p. 687.. Au contraire, comme certains prophètes, il aurait été au Sinaï pour faire le point :
Il se pourrait qu’il ait agi comme on pourrait s’y attendre d’un prophète zélé et perplexe : retourner à la source pour renoncer à sa mission [animée par un zèle violent]. Alternativement, et peut-être préférablement, on pourrait le concevoir comme agissant tel un prophète récemment appelé et perplexe, se plaignant (comme Moïse, Jérémie et d’autres) de ne pas être capable d’accomplir la tâche qui lui a été assignée. […] Son zèle devait maintenant être redirigé (Ga 4,18 ; voir aussi 2 Co 11,2). Il devait devenir le prédicateur du nouveau roi7Nicholas T. Wright, « Paul, Arabia, and Elijah (Galatians 1: 17) », p. 687..
Il trouve une validation de sa thèse dans l’épître aux Romains, où Paul évoque de nouveau le zèle de ses compatriotes juifs (Rm 10,2), avant de citer les paroles du prophète Élie : « Seigneur, ils ont tué tes prophètes, démoli tes autels ; moi seul je suis resté et ils en veulent à ma vie ! » Puis Dieu lui répond : « Je me suis réservé sept mille hommes, ceux qui n’ont pas fléchi le genou devant Baal » (Rm 11,3-4 ; cf. 1 R 19,14-18). Wright interprète cela comme un « écho autobiographique » lié à Ga 1,14, où Paul mentionne son « zèle excessif pour les traditions de [s]es pères » avant son séjour en Arabie8Nicholas T. Wright, « Paul, Arabia, and Elijah (Galatians 1: 17) », p. 689. Il opère ensuite une relecture de Ga 1 à travers la tradition juive du zèle, tout en offrant une traduction qui mêle son interprétation personnelle.
De plus, Wright observe qu’au chapitre 4 de la lettre aux Galates, Paul fait de nouveau référence au « zèle » et à « l’Arabie » : son allégorie concernant Agar, qui représente la loi et le mont Sinaï en Arabie, est précédée d’une mention du zèle des judaïsants, un zèle finalement présenté comme égocentrique. En effet, ces derniers cherchent à rendre les Galates zélés pour eux-mêmes (Ga 4,16-18). Autrement dit, au lieu d’être centrés sur le Christ, ses opposants sont centrés sur eux et leurs coutumes juives. Wright y perçoit un autre indice d’une réflexion personnelle de Paul sur son passé de persécuteur trop zélé, et sur la manière dont la révélation du Christ a bouleversé sa vision du zèle, de la loi et de la grâce apportée par Jésus, dans le cadre d’une mission universelle destinée aux païens.
Bref, avant sa conversion, Paul appartenait à l’aile extrémiste des pharisiens, fidèle à la tradition de Phinées et d’Élie, cherchant à purifier Israël par la violence. Après sa révélation, Paul, à l’image d’Élie sur le mont Horeb, se retire en Arabie pour réexaminer sa mission. Cette période de solitude devient un moment de transformation, où il reçoit une nouvelle vision du salut, non plus centrée sur la loi juive (la Torah), mais sur la grâce divine à travers Jésus-Christ. Wright précise que le voyage en Arabie ne fut pas un acte d’évangélisation, mais plutôt un temps de réflexion spirituelle, durant lequel Paul remet en question son ancienne conception du « zèle ». Il adopte alors un modèle plus pacifique et universel, inspiré de la figure du Serviteur souffrant d’Isaïe, plutôt que de celle d’Élie, le prophète vengeur. Dès lors, le « zèle » de Paul se redéfinit comme un engagement à annoncer la rédemption offerte par Jésus, au lieu de se concentrer sur une pureté ethnique ou religieuse. Enfin, Wright suggère que le voyage en Arabie marque le passage de Paul d’un rôle de persécuteur à celui de prédicateur du Christ, illustrant ainsi un tournant décisif dans sa compréhension du rôle du Messie et du peuple de Dieu. Le parallèle avec Élie est renforcé par la référence au Sinaï, symbole de la rencontre avec Dieu et du réajustement de la mission divine.
Analyse de la position de N. T. Wright
L’article de Wright présente un intérêt particulier en ce qui concerne la transformation de Paul dans le contexte de la tradition juive du zèle. Il semble plausible de concéder que Saul, le persécuteur, s’inspirait des figures de Phinée, d’Élie et des frères Maccabées, et que sa rencontre avec le Christ a sans doute conduit à une réévaluation de la question du zèle, particulièrement en lien avec la loi de Moïse et la grâce révélée par le Seigneur Jésus, mort et ressuscité. Toutefois, rien dans son raisonnement ne prouve, ni même ne suggère explicitement, que Paul ait effectué cette réflexion au mont Sinaï. Tout repose sur l’hypothèse qu’il aurait agi de manière similaire au prophète Élie, qui se rendit au mont Horeb après avoir tué les prophètes de Baal en raison de son zèle, avant de revenir à Damas pour oindre un roi. Cependant, cette interprétation semble être appliquée de manière artificielle au texte, sans fondement direct dans l’épître aux Galates. En réalité, pour justifier sa lecture, Wright semble faire violence au texte en ne reconnaissant pas que la syntaxe même de la phrase de Ga 1,15-17 — ainsi que l’argument développé dans Ga 1-2 — exige que le « aussitôt » soit compris comme une réponse au « afin que » :
Ga 1,15-17 (TOB modifié à partir du texte grec) |
Ga 1,15-17 (NA28) |
15 Mais, lorsque celui qui m’a mis à part depuis le sein de ma mère et m’a appelé par sa grâce a jugé bon 16 de révéler son Fils en moi afin que je l’annonce parmi les païens, aussitôt, [j’ai n’ai pas mis en pratique cet appel, mais j’ai été méditer trois ans en Arabie au mont Sinaï… oups ! le texte ne dit pas cela mais…] je n’ai pas consulté aucun conseil humain (litt. « la chair et le sang ») 17 ni monté à Jérusalem auprès de ceux qui étaient apôtres avant moi, mais je suis parti pour l’Arabie [les Nabatéens, peuple d’Arabie à l’époque, était une nation païenne], et je suis revenu encore à Damas. | 15 Ὅτε δὲ εὐδόκησεν [ὁ θεὸς] ὁ ἀφορίσας με ἐκ κοιλίας μητρός μου καὶ καλέσας διὰ τῆς χάριτος αὐτοῦ 16 ἀποκαλύψαι τὸν υἱὸν αὐτοῦ ἐν ἐμοί, ἵνα εὐαγγελίζωμαι αὐτὸν ἐν τοῖς ἔθνεσιν, εὐθέως οὐ προσανεθέμην σαρκὶ καὶ αἵματι 17 οὐδὲ ἀνῆλθον εἰς Ἱεροσόλυμα πρὸς τοὺς πρὸ ἐμοῦ ἀποστόλους, ἀλλ’ ἀπῆλθον εἰς Ἀραβίαν καὶ πάλιν ὑπέστρεψα εἰς Δαμασκόν. |
Il y a plusieurs problèmes de taille en lien avec la thèse de Wright. Premièrement, la lecture de Wright ne cadre tout simplement pas avec le contexte littéraire immédiat et élargi où apparaît la mention du séjour en Arabie en Galates et demande d’imposer des notions étrangères sur Ga 1,15-17. Quand Paul emploi l’expression « il plut à Dieu de révéler en moi son Fils », il utiliser un infinitif aoriste : le moment de la révélation est définie comme un acte circonscrit dans le temps, présenté comme un tout ayant un commencement et une fin, ce qui veut dire que Paul fait allusion à sa christophanie et non pas une longue période indéterminée pendant laquelle il réévaluerait sa foi. Ce moment de révélation circonscrit dans le temps est « terminé » quand advient l’adverbe « aussitôt », et la proposition qu’elle introduit : j’ai été en Arabie. Autrement dit, en grec, la révélation n’a rien à voir avec l’Arabie, mais elle était « terminée » au moment de partir en Arabie, parce que cette révélation fait référence à la christophanie que Paul a été bénéficiaire.
La thèse de Wright présente plusieurs problèmes majeurs, en particulier en ce qui concerne son interprétation du voyage de Paul en Arabie. Premièrement, elle ne respecte pas le contexte littéraire immédiat et élargi de Galates 1,15-17. En effet, lorsque Paul utilise l’expression « il plut à Dieu de révéler en moi son Fils », il emploie un infinitif aoriste – et non un infinitif parfait -, indiquant que la révélation est un acte circonscrit dans le temps, avec un début et une fin. Cette révélation fait référence à la christophanie de Paul, un événement ponctuel qui s’est produit avant son départ en Arabie. Par conséquent, l’Arabie n’est pas liée à ce moment de révélation, et le terme « aussitôt » souligne que Paul a immédiatement mis en pratique sa mission d’évangélisation après avoir reçu la révélation.
Deuxièmement, la thèse de Wright compromet l’argument central de Paul dans Galates 1-2, à savoir que son apostolat est d’origine divine et non humaine. Si Paul était allé en Arabie pour méditer et réfléchir sur sa foi, cela impliquerait qu’il ne serait devenu missionnaire qu’après sa rencontre avec Pierre et Jacques à Jérusalem, trois ans après sa conversion. Ce scénario conférerait une certaine légitimité aux judaïsants qui prétendaient que l’apostolat de Paul dépendait de l’authentification des apôtres de Jérusalem. Cependant, Paul affirme clairement dans Ga 1,1 et 1,10 que son apostolat vient directement de Dieu, sans intermédiaire humain. De plus, la nouvelle circulant en Judée que « celui qui autrefois nous persécutait annonce maintenant la foi qu’il cherchait à détruire » (Ga 1,23) montre que Paul prêchait dès ses premiers jours après sa conversion, ce qui contredit l’idée d’une retraite spirituelle prolongée.
Troisièmement, la tentative d’arrestation manquée de Paul par le gouverneur du roi Aretas, mentionnée en 2 Co 11,32-33, brille par son absence dans l’article de N. T. Wright. Pourquoi le roi d’Arabie cherchait-il à arrêter Paul, alors que celui-ci se trouvait seul en méditation sur le mont Sinaï, bien loin des villes nabatéennes ? Après avoir évoqué l’hypothèse selon laquelle Paul aurait médité en Arabie, Jerome Murphy O’Connor expose les difficultés qu’elle soulève :
Aussi plausible que cette suggestion puisse paraître, elle n’explique pas de manière satisfaisante les événements qui ont suivi. Paul devait forcément faire quelque chose qui attirait l’attention sur lui et provoquait la colère des Nabatéens, car il dut retourner à Damas, et même trois ans plus tard, les autorités nabatéennes voulaient encore l’arrêter (Ga 1,17 ; 2 Co 11,32-33). La seule explication est que Paul essayait de faire des convertis9Jerome Murphy-O’Connor, Paul: A Critical Life, Oxford, Clarendon, 1996, p. 84-85..
Wright soutient que, si sa reconstruction est correcte, Paul n’aurait assurément pas séjourné en Arabie pour évangéliser. Cependant, 2 Co 11,32-33 démontre que cette affirmation est manifestement erronée. Méditer seul sur le Sinaï n’aurait pas justifié la tentative d’arrestation de Paul à Damas (!) par le gouverneur du roi Arétas. Le silence de Wright concernant ce passage montre qu’il ne prend pas en compte de manière objective l’ensemble des données néotestamentaires relatives à la question.
Quatrièmement, Wright ignore les passages des Actes qui présentent Paul comme prêchant l’Évangile immédiatement après sa conversion. À deux reprises, il est explicitement indiqué que l’apôtre Paul commence à prêcher « aussitôt » ou « dès » sa conversion et son appel missionnaire. Or, Wright ne mentionne aucun de ces passages, se référant à Actes uniquement en ce qui concerne le zèle de Paul10Nicholas T. Wright, « Paul, Arabia, and Elijah (Galatians 1:17) », p. 686.. Ainsi, il semble procéder à une sélection arbitraire des données, uniquement pour étayer sa thèse.
Jerome Murphy O’Connor a raison de soutenir aussi fortement ceci : « [Paul] a été appelé précisément pour annoncer la bonne nouvelle à ceux qui n’appartenaient pas au peuple juif. Galates 1,11-12 et 1,15-16 indiquent sans équivoque que la mission de Paul auprès des païens n’était pas un développement tardif, ni une simple extension de la prédication de la résurrection initiée par les hellénistes à Jérusalem. Il ne devrait pas être nécessaire de souligner ce point évident, mais il a pourtant été contesté11Jerome Murphy-O’Connor, Paul: A Critical Life, p. 80.. » Il poursuit en faisant une lecture appropriée du contexte littéraire immédiat en Galates : « Ce premier acte suivant sa conversion confirme sa compréhension de sa conversion comme une mission de prêcher l’Évangile parmi les païens12Jerome Murphy-O’Connor, Paul: A Critical Life, p. 81-82.. » Après avoir expliqué le contexte politique et les tensions entre les Juifs et les Nabatéens13Jerome Murphy-O’Connor, Paul: A Critical Life, p. 81-84., Murphy O’Connor conclut en affirmant ceci : « L’initiative imprudente [le voyage en Arabie] est importante uniquement dans la mesure où elle indique que, dès le début, Paul était convaincu que sa mission s’adressait aux païens. Cette première action après sa conversion confirme sa compréhension de celle-ci comme une mission de prêcher l’Évangile parmi les païens14Jerome Murphy-O’Connor, Paul: A Critical Life, p. 85.. »
Le point de point de vue que je défends ici, aussi partagé par Murphy O’Connor, est la position majoritaire chez les théologiens15Martin Hengel (« Paul in Arabia », Bulletin for Biblical Research 12 (2002), p. 47-66) affirme que Paul a été en Arabie afin d’évangéliser les voisins les plus proches des Juifs, les Nabatéens, et que sa mission a été un succès. Celle-ci lui a aussi attiré les foudres des autorités juives liées aux synagogues et des autorités nabatéennes. Il soutient que Paul est demeuré en Arabie presque la totalité des trois ans mentionnées en Ga 1,15-17 ; Alfred Kuen, Introduction au Nouveau Testament. Les lettres de Paul, Saint-Légier, Emmaüs, 1989, p. 34-35 : « On a parfois situé la retraite de Paul sur le mont où la loi fut donnée à Moïse. Cela semble improbable pour différentes raisons : a) la route de Damas au Sinaï passe par Jérusalem. Or, Paul dit expressément qu’il ne monta pas à Jérusalem après la conversion (Ga. 1, 17). b) Il serait encore plus incompréhensible qu’il ne se soit pas arrêté dans la ville sainte à son retour. c) Paul cite son séjour en Arabie, non pour parler d’une phase contemplative dans sa vie, mais pour montrer que son activité évangélisatrice était indépendante de l’influence des apôtres de Jérusalem. Ce voyage est présenté comme le premier d’une série de tournées missionnaires, précédant celles en Syrie et en Cilicie (Ga. 1, 21). Il s’agit donc sans doute de la région située à l’est de Damas. Il est probable que son séjour en Arabie ait été accompagné d’un témoignage pour Christ qui a excité contre lui l’animosité du roi Arétas (v. II Co. 11, 32). Cependant ce fut certainement aussi un temps durant lequel il a restructuré toute sa pensée et ses valeurs spirituelles à la lumière de l’événement du chemin de Damas : Jésus est vivant, il est associé au Père, il est donc le Christ. Par conséquent, le régime de la loi a atteint son terme. La mort de Christ sur la croix est l’accomplissement des prophéties d’Ésaïe 53, en particulier de celles des v. 10 et 12 concernant la justification des hommes. Tout le rituel des sacrifices est accompli dans cette mort du Christ en croix. Cette nouvelle compréhension de l’histoire du salut, nous dit-il, lui est venue par révélation (Ga. 1, 1, 11, 12 ; Ep. 3, 2.3), c’est son évangile (Ro. 2, 16 ; 16, 25) dont Jésus l’a chargé afin qu’il l’annonce aux païens (Ac. 22, 15 ; 26, 16-18). » Bref, oui, un processus de maturation de sa compréhension du plan de Dieu, mais peu importe où Paul aurait été après sa conversion, ce processus se serait fait, comme tout nouveau converti. Il n’a pas été en Arabie pour cela. ; Matthew S. Harmon, Galatians, Bellingham WA, Lexham (coll. Evangelical Biblical Theology Commentary), 2021, p. 67 : « Toutefois, il semble plus probable que Paul se soit rendu dans le royaume nabatéen, au sud de Damas et à l’est du Jourdain, où il commença à prêcher l’Évangile. En 2 Co 11, 32-33, Paul raconte avoir été chassé de Damas par un officier du roi Arétas de Nabatée, ce qui indique qu’à un certain moment, il s’était activement engagé dans le ministère. Bien que nous ne puissions pas savoir avec certitude pourquoi Paul a choisi cette région, il se peut qu’il ait été motivé par sa proximité géographique, par la relation ethnique étroite entre les Nabatéens arabes et les Juifs, et/ou par sa compréhension des promesses prophétiques d’Isaïe » (ma traduction)., est de loin plus persuasif que celui de Wright, qui n’admet même pas la possibilité que Paul évangélisait ! Pour lui, si sa reconstruction est juste, Paul « n’a certainement pas été en Arabie pour évangéliser16Nicholas T. Wright, « Paul, Arabia, and Elijah (Galatians 1: 17) », p. 687. ».
Conclusion
En somme, la thèse selon laquelle « Paul se serait rendu en Arabie uniquement pour méditer sa nouvelle foi en Christ » semble être largement infondée. Il est bien plus plausible que Paul ait d’abord séjourné en Arabie pour évangéliser, comme le suggèrent les données contextuelles et les écrits néotestamentaires, tout en ayant éventuellement profité de ce temps pour réfléchir profondément sur sa conversion et réévaluer sa mission. Toutefois, aucune preuve tangible n’appuie l’hypothèse d’une retraite purement contemplative au mont Sinaï, et l’absence de données concrètes sur ce point laisse place à la spéculation.
Quant à la question de savoir si cette première mission de Paul a été couronnée de succès ou d’échec, les avis demeurent partagés. Les positions de Hengel et Murphy O’Connor, qui divergent sur ce sujet, ouvrent la voie à un débat plus approfondi et à une étude plus détaillée qui pourrait éclairer davantage cette période cruciale du ministère de l’apôtre.
Références
↑1 | Nicholas T. Wright, « Paul, Arabia, and Elijah (Galatians 1: 17) », Journal of Biblical Literature 115/4 (1996), p. 683-692. |
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↑2 | Selon Nb 25,7-13, Dieu traite une alliance avec Phinées, qui a démontré son zèle en tuant un homme juif qui avait amené une moabite dans le peuple d’Israël. Il est intéressant de remarquer que le territoire de Moab du temps de Moïse et Phinée correspondait au territoire de l’Arabie au temps de Paul. Tant le Moab que les Nabatéens occupaient des territoires situés à l’est du Jourdain, mais avec des différences notables dans le temps et les frontières. |
↑3 | Selon 1 Rois 18-19, à cause de son zèle pour Yhwh (1 R 19,10.14), Élie a tué les prophètes de Baal qui entraînaient Israël à l’idolâtrie. |
↑4 | Nicholas T. Wright, « Paul, Arabia, and Elijah (Galatians 1: 17) », p. 683. |
↑5 | Nicholas T. Wright, « Paul, Arabia, and Elijah (Galatians 1: 17) », p. 686. |
↑6, ↑7, ↑16 | Nicholas T. Wright, « Paul, Arabia, and Elijah (Galatians 1: 17) », p. 687. |
↑8 | Nicholas T. Wright, « Paul, Arabia, and Elijah (Galatians 1: 17) », p. 689 |
↑9 | Jerome Murphy-O’Connor, Paul: A Critical Life, Oxford, Clarendon, 1996, p. 84-85. |
↑10 | Nicholas T. Wright, « Paul, Arabia, and Elijah (Galatians 1:17) », p. 686. |
↑11 | Jerome Murphy-O’Connor, Paul: A Critical Life, p. 80. |
↑12 | Jerome Murphy-O’Connor, Paul: A Critical Life, p. 81-82. |
↑13 | Jerome Murphy-O’Connor, Paul: A Critical Life, p. 81-84. |
↑14 | Jerome Murphy-O’Connor, Paul: A Critical Life, p. 85. |
↑15 | Martin Hengel (« Paul in Arabia », Bulletin for Biblical Research 12 (2002), p. 47-66) affirme que Paul a été en Arabie afin d’évangéliser les voisins les plus proches des Juifs, les Nabatéens, et que sa mission a été un succès. Celle-ci lui a aussi attiré les foudres des autorités juives liées aux synagogues et des autorités nabatéennes. Il soutient que Paul est demeuré en Arabie presque la totalité des trois ans mentionnées en Ga 1,15-17 ; Alfred Kuen, Introduction au Nouveau Testament. Les lettres de Paul, Saint-Légier, Emmaüs, 1989, p. 34-35 : « On a parfois situé la retraite de Paul sur le mont où la loi fut donnée à Moïse. Cela semble improbable pour différentes raisons : a) la route de Damas au Sinaï passe par Jérusalem. Or, Paul dit expressément qu’il ne monta pas à Jérusalem après la conversion (Ga. 1, 17). b) Il serait encore plus incompréhensible qu’il ne se soit pas arrêté dans la ville sainte à son retour. c) Paul cite son séjour en Arabie, non pour parler d’une phase contemplative dans sa vie, mais pour montrer que son activité évangélisatrice était indépendante de l’influence des apôtres de Jérusalem. Ce voyage est présenté comme le premier d’une série de tournées missionnaires, précédant celles en Syrie et en Cilicie (Ga. 1, 21). Il s’agit donc sans doute de la région située à l’est de Damas. Il est probable que son séjour en Arabie ait été accompagné d’un témoignage pour Christ qui a excité contre lui l’animosité du roi Arétas (v. II Co. 11, 32). Cependant ce fut certainement aussi un temps durant lequel il a restructuré toute sa pensée et ses valeurs spirituelles à la lumière de l’événement du chemin de Damas : Jésus est vivant, il est associé au Père, il est donc le Christ. Par conséquent, le régime de la loi a atteint son terme. La mort de Christ sur la croix est l’accomplissement des prophéties d’Ésaïe 53, en particulier de celles des v. 10 et 12 concernant la justification des hommes. Tout le rituel des sacrifices est accompli dans cette mort du Christ en croix. Cette nouvelle compréhension de l’histoire du salut, nous dit-il, lui est venue par révélation (Ga. 1, 1, 11, 12 ; Ep. 3, 2.3), c’est son évangile (Ro. 2, 16 ; 16, 25) dont Jésus l’a chargé afin qu’il l’annonce aux païens (Ac. 22, 15 ; 26, 16-18). » Bref, oui, un processus de maturation de sa compréhension du plan de Dieu, mais peu importe où Paul aurait été après sa conversion, ce processus se serait fait, comme tout nouveau converti. Il n’a pas été en Arabie pour cela. ; Matthew S. Harmon, Galatians, Bellingham WA, Lexham (coll. Evangelical Biblical Theology Commentary), 2021, p. 67 : « Toutefois, il semble plus probable que Paul se soit rendu dans le royaume nabatéen, au sud de Damas et à l’est du Jourdain, où il commença à prêcher l’Évangile. En 2 Co 11, 32-33, Paul raconte avoir été chassé de Damas par un officier du roi Arétas de Nabatée, ce qui indique qu’à un certain moment, il s’était activement engagé dans le ministère. Bien que nous ne puissions pas savoir avec certitude pourquoi Paul a choisi cette région, il se peut qu’il ait été motivé par sa proximité géographique, par la relation ethnique étroite entre les Nabatéens arabes et les Juifs, et/ou par sa compréhension des promesses prophétiques d’Isaïe » (ma traduction). |
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