Repenser l’enfer : le conditionalisme, un démotivateur pour l’évangile ?

06/16/2017

Certains, comme Greg Koukl, pensent que l’annihilationisme risque d’enlever le vent dans les voiles de l’Évangile1Voir aussi Reginald Garrigou-Lagrange, Life Everlasting and the Immensity of the Soul: A Theological Treatise on the Four Last Things: Death, Judgment, Heaven, Hell, Rockford IL, Tan, 1952, p. 97 : « Nous parlerons assez longuement de l’enfer pour trois raisons. Aujourd’hui on ne prêche plus guère sur ce sujet, et on laisse ainsi oublier une vérité révélée très salutaire ; on ne fait plus assez attention à ceci que la crainte de l’enfer est le commencement de la sagesse et porte à se convertir. En ce sens on a pu dire : l’enfer a sauvé beaucoup d’âmes. » Son oeuvre est aussi disponible en français en ligne.. D’après ces critiques, la peur des tourments éternels est une puissante motivation pour prendre au sérieux l’oeuvre de Christ. Et si on enseigne que les gens seront ultimement anéantis en enfer, cela fera en sorte qu’ils ne prendront pas au sérieux leur besoin d’être sauvés.

Deux remarques concernant cette objection…

Premièrement, tous les passages des Écritures qui parlent de la peur du jugement et de la révérence envers Dieu font référence à la destruction et à la mort et non aux tourments éternels ! Jésus dit qu’il ne faut pas craindre les hommes qui peuvent tuer le corps, mais Dieu qui peut détruire le corps et l’âme dans la géhenne (Mt 10.28). L’auteur de l’épître aux Hébreux affirme que Jésus est venu délivrer ceux qui étaient dans la servitude « par la crainte de la mort » (Hé 2.15). Pareillement, il exhorte les chrétiens à l’adoration et à la crainte de Dieu sur deux bases : 1) sur la base de sa grâce par laquelle les chrétiens vivront éternellement dans le Royaume et 2) sur la base de sa justice par laquelle il purifie le cosmos du mal en le détruisant : « C’est pourquoi, recevant un royaume inébranlable, montrons notre reconnaissance en rendant à Dieu un culte qui lui soit agréable, avec piété (εὐλἀβεια) et avec crainte (δέος), car notre Dieu est aussi un feu dévorant » (Hébreux 12.28-29)2Sur la peur de la mort, Matthew W. Bates démontre que le Ps 18 et Ps 116 étaient lu prosopologiquement, c’est-à-dire comme un jeu de rôle prophétique où le Saint-Esprit rend possible d’entrevoir la réalité que Jésus allait vivre. En fait, les premiers chrétiens voyaient même ces psaumes comme étant dit par Christ lui-même grâce à l’Esprit prophétique qui inspira les psalmistes. Or, ces deux passages parlent de la peur de la mort. « Les liens de la mort m’avaient environné et les torrents de la destruction m’avaient épouvanté. » (Ps 18.4) « Les liens de la mort m’avaient environné et les angoisses du sépulcre m’avaient saisi. J’étais en proie à la détresse et à la douleur. » (Ps 116.3) Autrement dit, pour les premiers chrétiens, Christ a lui-même vécu la peur de la mort pour en libérer l’humanité par sa mort et sa résurrection (Voir Matthew W. Bates. 2015. The Birth of the Trinity : Jesus, God and Spirit in New Testament & Early Christian Interpretations of the New Testament. Oxford: Oxford University Press, p. 150, 153.).Dans le contexte d’un développement sur l’aspect de Dieu comme libérateur, Ganoczy parle de non-liberté externe (oppression par d’autres) et de non-liberté interne (angoisses). Il poursuit en expliquant comment l’angoisse de la mort renvoie à la quête d’un Dieu libérateur : « En réalité, les deux nécessitent ensemble ou alternativement l’intervention d’un créateur de liberté. Ici, l’Éternel libère le juste de ‘l’homme de violence’, là ‘il le délivre de toutes ses angoisses’… C’est la conscience d’être réduit à un espace de vie minimal ou à la crainte de ne plus être soi et de ne plus devenir ce qu’on est, qui provoque l’appel au libérateur. Une telle angoisse a cela de commun avec les nôtres dans nos sociétés postmodernes qu’elle est liée à notre condition mortelle ainsi qu’à la difficulté d’en trouver une explication susceptible de satisfaire chacun. La mort reste à jamais une grande question sans réponse, l’inconnu défiant toute investigation. (…) Pour l’homme biblique en tout cas, la pensée de la mort est un lieu privilégié pour faire appel à un dieu ayant le pouvoir de l’en délivrer. (…) Contrairement à l’optimisme de Platon qui est fondé sur sa conviction que grâce à la mort physique, l’âme entre dans une sphère d’immortalité amatérielle, les auteurs de l’Ancien Testament mettent en avant le principe d’incertitude le plus existentiel qui soit. Le shéol garde son statut d’indéfinissable et de non-liberté » (Alexandre Ganoczy, Christianisme et neurosciences. Pour une théologie de l’animal humain, Paris, Odile Jacob, 2008, p. 140-141).. En Apocalypse 1.18, Jésus dit aux chrétiens persécutés de ne pas avoir peur, car il est le Vivant, celui qui était mort et qui maintenant vit pour toujours : il possède donc les clés de la mort et du séjour des morts. Autrement dit, Jean écrit « n’ayez pas peur de mourrir pour Christ, car lui seul peut vous délivrer de la mort3Harper 2015, A Consuming Passion, 192-194 ; C’est Harper qui a apporté ce verset à mon attention, mais ce dernier l’interprète de façon particulière : il pense que le séjour des morts est un lieu de tourments -parabole du riche et de Lazare- et que, puisque Jésus en possède les clés selon Ap 1.18, il peut délivrer / sauver les incroyants entre leur mort et le jugement dernier. Cette perspective, qui, à mes yeux, possède très peu de fondements bibliques et qui est très spéculative, ressemble à la notion du purgatoire, mais postule une deuxième chance post-mortem dont le but n’est pas la sanctification, mais la repentance.. »

Cette peur de la mort dont Christ nous délivre est bien plus reliée à l’expérience humaine que la peur des tourments éternels4Sur le plan psychologique, la peur de la mort est reliée à des mécanismes comportementaux limitant l’épanouissement humain : « …la peur de la mort est l’ennemi ultime de la différentiation, parce que lorsque nous sommes effrayés, nous avons tendance à nous retirer de la vie et de nous reposer désespérément sur des défenses qui inclut la subordination de soi aux autres, les antidouleurs, les comportements basés sur des dépendances et des mécanismes de fantaisies » (Robert Firestone et al., The Self Under Siege: A Therapic Model for Differentiation, New York NY, Routledge, 2013, p. xx). Cela illustre bien, à la contemporaine, le genre de servitude dont parle Hé 2,15.. Un enfant de 11 ans que je connais disait à sa soeur : « Papa dit que quand on meurt, on va soit au paradis ou en enfer. Mais qui dit qu’on ne devient pas rien ? »

Deuxièmement, il existe un pouvoir d’attraction spirituel bien plus puissant et supérieur à la peur du jugement et c’est l’amour de Dieu manifesté par Jésus : « La crainte n’est pas dans l’amour, mais l’amour parfait bannit la crainte, car la crainte suppose un châtiment et celui qui craint n’est pas parfait dans l’amour. Pour nous, nous l’aimons, parce qu’il nous a aimés le premier.… » (1 Jean 4.18-19) Outre l’amour, avoir un sens à notre vie, faire partie d’une communauté d’appartenance alternative, tendre vers un meilleur devenir sur le plan de notre caractère sont d’autres raisons qui poussent à accepter l’Évangile. Nul besoin de la peur non biblique des tourments éternels pour inviter quelqu’un à accepter l’invitation de Jésus. En fait, la menace des tourments éternels semble contredire l’amour de Dieu et offrir aux pécheurs un faux dilemme : « accueille l’amour de Dieu sinon il te tourmentera pour l’éternité » fait beaucoup moins de sens que de dire « accueille l’amour de Dieu, car en lui nous avons la vie et si tu le rejettes, alors tu rejettes la vie et donc la mort t’attend. »

Il est intéressant de noter que, dans le livre des Actes, jamais on ne fait référence à l’enfer et trois fois seulement on parle du jugement. Actes 2.40-41 est particulièrement révélateur : « Et, par plusieurs autres paroles, il les conjurait et les exhortait, disant: ‘Sauvez-vous de cette génération perverse.’ Ceux qui acceptèrent sa parole furent baptisés et, en ce jour-là, le nombre des disciples s’augmenta d’environ trois mille âmes. » Jacoby commente :

Pourquoi est-ce que Pierre n’a pas plaidé ‘sauvez-vous de l’enfer’ ? Certainement, cela n’aurait pas été un avertissement anti-biblique. Mais afin de réellement aider ses auditeurs et de les réveiller de leur torpeur spirituelle, c’était plus efficace de se concentrer sur le péril à portée de main qu’une menace distante loin à l’horizon. D’ailleurs, il y a d’autres motivations pour la repentance5Douglas A. Jacoby. 2013. What’s the Truth about Heaven and Hell? Eugene: Harvest House Publishers, p. 87.

Références

Références
1 Voir aussi Reginald Garrigou-Lagrange, Life Everlasting and the Immensity of the Soul: A Theological Treatise on the Four Last Things: Death, Judgment, Heaven, Hell, Rockford IL, Tan, 1952, p. 97 : « Nous parlerons assez longuement de l’enfer pour trois raisons. Aujourd’hui on ne prêche plus guère sur ce sujet, et on laisse ainsi oublier une vérité révélée très salutaire ; on ne fait plus assez attention à ceci que la crainte de l’enfer est le commencement de la sagesse et porte à se convertir. En ce sens on a pu dire : l’enfer a sauvé beaucoup d’âmes. » Son oeuvre est aussi disponible en français en ligne.
2 Sur la peur de la mort, Matthew W. Bates démontre que le Ps 18 et Ps 116 étaient lu prosopologiquement, c’est-à-dire comme un jeu de rôle prophétique où le Saint-Esprit rend possible d’entrevoir la réalité que Jésus allait vivre. En fait, les premiers chrétiens voyaient même ces psaumes comme étant dit par Christ lui-même grâce à l’Esprit prophétique qui inspira les psalmistes. Or, ces deux passages parlent de la peur de la mort. « Les liens de la mort m’avaient environné et les torrents de la destruction m’avaient épouvanté. » (Ps 18.4) « Les liens de la mort m’avaient environné et les angoisses du sépulcre m’avaient saisi. J’étais en proie à la détresse et à la douleur. » (Ps 116.3) Autrement dit, pour les premiers chrétiens, Christ a lui-même vécu la peur de la mort pour en libérer l’humanité par sa mort et sa résurrection (Voir Matthew W. Bates. 2015. The Birth of the Trinity : Jesus, God and Spirit in New Testament & Early Christian Interpretations of the New Testament. Oxford: Oxford University Press, p. 150, 153.).Dans le contexte d’un développement sur l’aspect de Dieu comme libérateur, Ganoczy parle de non-liberté externe (oppression par d’autres) et de non-liberté interne (angoisses). Il poursuit en expliquant comment l’angoisse de la mort renvoie à la quête d’un Dieu libérateur : « En réalité, les deux nécessitent ensemble ou alternativement l’intervention d’un créateur de liberté. Ici, l’Éternel libère le juste de ‘l’homme de violence’, là ‘il le délivre de toutes ses angoisses’… C’est la conscience d’être réduit à un espace de vie minimal ou à la crainte de ne plus être soi et de ne plus devenir ce qu’on est, qui provoque l’appel au libérateur. Une telle angoisse a cela de commun avec les nôtres dans nos sociétés postmodernes qu’elle est liée à notre condition mortelle ainsi qu’à la difficulté d’en trouver une explication susceptible de satisfaire chacun. La mort reste à jamais une grande question sans réponse, l’inconnu défiant toute investigation. (…) Pour l’homme biblique en tout cas, la pensée de la mort est un lieu privilégié pour faire appel à un dieu ayant le pouvoir de l’en délivrer. (…) Contrairement à l’optimisme de Platon qui est fondé sur sa conviction que grâce à la mort physique, l’âme entre dans une sphère d’immortalité amatérielle, les auteurs de l’Ancien Testament mettent en avant le principe d’incertitude le plus existentiel qui soit. Le shéol garde son statut d’indéfinissable et de non-liberté » (Alexandre Ganoczy, Christianisme et neurosciences. Pour une théologie de l’animal humain, Paris, Odile Jacob, 2008, p. 140-141).
3 Harper 2015, A Consuming Passion, 192-194 ; C’est Harper qui a apporté ce verset à mon attention, mais ce dernier l’interprète de façon particulière : il pense que le séjour des morts est un lieu de tourments -parabole du riche et de Lazare- et que, puisque Jésus en possède les clés selon Ap 1.18, il peut délivrer / sauver les incroyants entre leur mort et le jugement dernier. Cette perspective, qui, à mes yeux, possède très peu de fondements bibliques et qui est très spéculative, ressemble à la notion du purgatoire, mais postule une deuxième chance post-mortem dont le but n’est pas la sanctification, mais la repentance.
4 Sur le plan psychologique, la peur de la mort est reliée à des mécanismes comportementaux limitant l’épanouissement humain : « …la peur de la mort est l’ennemi ultime de la différentiation, parce que lorsque nous sommes effrayés, nous avons tendance à nous retirer de la vie et de nous reposer désespérément sur des défenses qui inclut la subordination de soi aux autres, les antidouleurs, les comportements basés sur des dépendances et des mécanismes de fantaisies » (Robert Firestone et al., The Self Under Siege: A Therapic Model for Differentiation, New York NY, Routledge, 2013, p. xx). Cela illustre bien, à la contemporaine, le genre de servitude dont parle Hé 2,15.
5 Douglas A. Jacoby. 2013. What’s the Truth about Heaven and Hell? Eugene: Harvest House Publishers, p. 87

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2 comments on “Repenser l’enfer : le conditionalisme, un démotivateur pour l’évangile ?

  1. Polizzi Angelo Avr 13, 2018

    Bonjour, je suis très intéressé par ce que j’ai lu. Savez-vous où je pourrais me procurer des livres en français sur le conditionalisme ? Merci.

    • Malheureusement, je ne connais aucun livre en français sur le sujet. Je pense qu’aucun livre n’existe présentement sur le sujet en français. Je compte peut-être en écrire un éventuellement. 🙂 Mais si le sujet vous intéresse, je vous invite à continuer de visiter ce site web, je vais continuer de publier sur le sujet de temps en temps.

Théophile © 2015