Romains 9 : une perspective exégétique, non calviniste (partie 1)

10/02/2025

Jean Calvin était un théologien réformé français du 16e siècle, une figure majeure de la Réforme protestante, dont la pensée a profondément influencé la théologie chrétienne occidentale, notamment par sa doctrine de la souveraineté de Dieu et de la prédestination. De nos jours, le terme “calvinisme” est utilisé surtout pour faire référence à la conception théologique relative au salut issue de la pensée de Calvin, que l’on résume habituellement par l’acronyme TULIP, énoncé à la base en anglais :

  • TTotal Depravity (Dépravation totale) : L’humanité, à cause du péché originel, est totalement corrompue et incapable de choisir Dieu ou de faire le bien spirituel par ses propres moyens sans l’intervention divine.
  • UUnconditional Election (Élection inconditionnelle) : Dieu choisit souverainement certaines personnes pour le salut, non pas en fonction de leurs mérites, leurs actions ou leur foi, mais selon sa volonté et sa grâce. C’est Dieu qui cause la foi chez les élus qu’il a lui-même présélectionnés avant la création du monde. Ceux-ci ne sont pas élus sur la base de certaines conditions comme leur foi en Christ.
  • LLimited Atonement (Expiation limitée) : La mort de Jésus Christ sur la croix est destinée à assurer le salut uniquement des élus, et non de l’ensemble de l’humanité. Selon cette perspective, Jésus n’est pas mort pour les péchés de tous les êtres humains, mais seulement de ceux et celles qui seront sauvés ultimement.
  • IIrresistible Grace (Grâce irrésistible) : La grâce de Dieu, lorsqu’elle est accordée aux élus, ne peut être résistée, c’est-à-dire qu’elle conduit inévitablement à la conversion, la persévérance et au salut final.
  • PPerseverance of the Saints (Persévérance des saints) : Ceux qui sont véritablement élus et régénérés par Dieu persévéreront dans la foi jusqu’à la fin, puisque leur salut est entièrement orchestré par Dieu.

Derrière ce système se cachent d’autres présupposés, tels que le déterminisme divin et le monergisme. Le déterminisme divin est l’idée selon laquelle toutes choses trouvent leur cause première dans la volonté de Dieu, non pas en raison des choix apparemment libres et imprévisibles des êtres humains, mais parce que Dieu les a préétablies avant même qu’elles n’adviennent. Le cours de l’histoire ne pourrait donc être différent, puisque tout a été déterminé d’avance par Dieu. Le monergisme, pour sa part, soutient que seul Dieu agit dans l’accomplissement du salut : “mono” signifie “unique” ou “un seul” et “ergisme” vient du grec ergon, qui signifie “œuvre”. Ainsi, dans cette perspective, “un seul œuvre” au salut de l’humanité, de sorte que la coopération humaine — incluant les choix et la volonté personnelle — ne constitue pas une cause autonome devant s’accorder au dessein divin, mais découle plutôt de la volonté souveraine de Dieu de sauver ses élus ou de damner les non-élus.

Bien que la théologie de Jean Calvin ne se limite pas à ce système sotériologique et que plusieurs aspects de sa pensée demeurent pertinents, cette conception déterministe du salut soulève de graves problèmes. Elle déforme le témoignage des Écritures, le caractère de Dieu et la vision biblique de l’être humain. Elle conduit certains à se déresponsabiliser face à la foi, puisque seul Dieu devrait “sortir le défibrillateur de la foi” pour ranimer des personnes mortes spirituellement1Sur la question de la déresponsabilisation face à la foi, voir l’excellent podcast de Leighton Flowers, où il commente la venue d’un calviniste au Podcast de Joe Regan, très populaire aux États-Unis : Joe Rogan is Calvinized instead of Evangelized.. Ironiquement, cette compréhension du salut amène d’autres à abandonner la foi en raison des conclusions aberrantes auxquelles elle conduit, notamment l’idée que le plan de Dieu inclut la création de certains êtres humains destinés à l’enfer, sans réelle possibilité d’éviter ce sort. Un chrétien calviniste, adhérant à une conception traditionnelle de l’enfer, croit donc essentiellement, qu’il en soit conscient ou non, qu’avant la création du monde Dieu a voulu certaines personnes pour les tourmenter éternellement, sans leur donner aucune chance véritable d’échapper à cette destinée. Une telle vision de Dieu est loin d’être une bonne nouvelle et ne contribue en rien à “sanctifier son nom” – comme Jésus nous incite à prier dans le “Notre Père” – ni à aider nos contemporains à reconnaître combien il est incomparable, unique et digne de louange.

L’Évangile déterministe de Calvin est loin de la foi des origines, telle que défendue par de nombreux pères apostoliques et apologètes, au cœur de laquelle le libre arbitre humain est reconnu, dans le plan souverain de Dieu, comme essentiel à l’adhésion et au maintien de la foi en vue du salut. Dieu a créé l’être humain à son image, lui confiant la mission d’administrer la terre comme son ambassadeur, et, pour rendre possible cette grande vocation, il lui a entre autres donné la capacité de choisir librement. Cette capacité de choisir existait avant la chute d’Adam et Ève. Et même si, depuis, l’humanité s’est égarée dans l’illusion d’un bonheur fondé sur l’autodétermination du bien et du mal, Dieu continue de se révéler et d’attirer l’être humain à lui, afin qu’il renonce à ses propres voies et emprunte le chemin de vie qu’est le Christ.

Plusieurs lecteurs de la Bible, adoptant un présupposé calviniste, lisent Romains 9 comme si ce chapitre confirmait la théologie de Jean Calvin, alors que l’apôtre Paul ne fait aucunement référence aux mêmes conceptions prédéterministes. Des affirmations telles que “j’ai aimé Jacob et j’ai haï Ésaü”, ces “enfants [qui] n’étaient pas encore nés” (Rm 9,11.13) en viennent, dans une lecture calviniste, à signifier que Dieu choisit une personne pour le salut avant même sa naissance, et en rejette une autre sur une base arbitraire, également avant qu’elle ne voit son premier jour sous le soleil. Pourtant, le propos de Paul n’est pas d’expliquer l’élection en vue du salut individuel, mais bien l’élection d’un peuple – les Juifs – en vue de la mission : il expose la liberté de Dieu quant à son choix qui s’est porté sur Israël parmi d’autres peuples — représentés ici par les Édomites à travers leur ancêtre Ésaü — en vue de préparer la venue du Christ, Sauveur non seulement des Juifs, mais aussi des non-Juifs. Ce filtre calviniste engendre de nombreuses autres interprétations erronées, qui déshonorent Dieu, déforment le message de l’Évangile et minimisent la responsabilité humaine devant la révélation divine.

Au fil de mon parcours de maîtrise et de doctorat en études bibliques, j’ai été formé à l’analyse exégétique des textes, c’est-à-dire à les examiner en profondeur dans leur contexte littéraire et historique, tout en veillant à ne pas leur superposer des concepts étrangers, en particulier des constructions théologiques développées ultérieurement dans l’histoire de l’Église. Bien que le calvinisme soit fréquemment opposé à l’arminianisme — un conception du salut associée à Jacob Arminius —, il serait réducteur de croire qu’il s’agisse là de la seule alternative au calvinisme. Une diversité de positions non calvinistes coexistent, telles que les perspectives wesleyenne, luthérienne, catholique romaine, orthodoxe orientale, moliniste, baptiste du Sud, théisme ouvert. Il serait donc inexact de présumer que je défends ici une lecture arminianiste. En réalité, comme je l’ai mentionné plus tôt, mon approche se veut avant tout exégétique : elle cherche à laisser le texte biblique s’exprimer selon sa propre logique interne, plutôt que de lui imposer un système théologique élaboré plus tard dans l’histoire.

Dans cette série d’articles, je mettrai en lumière la pensée de Paul au sujet de certaines affirmations apparemment choquantes que l’on trouve en Rm 9, et qui sont souvent reprises, à tort, par les calvinistes pour justifier leur vision théologique :

  • Les v. 11-12 affirment que le dessein de Dieu relève de son libre choix et ne dépend pas des oeuvres des humains, mais de son appel : n’est-ce pas là une confirmation du “monergisme”, que Dieu oeuvre seul pour le salut, sans les “oeuvres” et la foi des hommes ?
  • Le v. 14, où Paul pose la question “Y aurait-il de l’injustice en Dieu ?”, représente-t-il l’objection de la personne qui s’offusque à l’idée que Dieu détermine toutes choses selon son libre choix ? L’objection aux v. 19-20 ne va-t-elle pas dans le même sens ?
  • Aux v. 15 et 18, Paul n’expose-t-il pas l’idée d’une élection inconditionnelle lorsqu’il dit que Dieu fait miséricorde à qui il veut faire miséricorde et qu’il endurcit qui il veut endurcir ?

Pour présenter une interprétation juste de la pensée paulinienne, je passerai du macro au micro, en exposant en quoi consiste le message de Paul en Romains selon trois étapes : l’ensemble de sa lettre aux Romains, le contexte littéraire immédiat — les chapitres 8 à 11 —, puis le chapitre 9 qui représente le coeur de la divergence théologique qui nous intéresse.

En dernier lieu, j’expliquerai en quoi la conception calviniste de l’élection et la prédestination diffère de celle que Paul met de l’avant en Romains.

1. Le contexte d’ensemble : les buts de Paul en Romains

Paul n’est pas le fondateur de l’Église de Rome et ne l’a jamais visitée, mais il y connaît plusieurs chrétiens. Il leur écrit pour trois raisons : leur présenter l’Évangile qu’il proclame2Rm 1,15-17., préparer sa visite de l’Église de Rome3Rm 1,11-12. et solliciter leur appui en vue d’une mission en Espagne4Rm 15,23-28.. Ces buts sont étroitement liés : après environ vingt-cinq ans de prédication, Paul fait le point sur le message de la Bonne Nouvelle qu’il annonce inlassablement, désormais convaincu que les régions allant de Jérusalem à l’Illyrie – le nord-ouest de la Grèce – sont suffisamment évangélisées. Il envisage donc de se tourner vers la région à l’ouest de Rome, en particulier l’Espagne, et espère que l’Église de Rome deviendra sa nouvelle “base d’opérations missionnaires”, capable de l’appuyer dans ce vaste projet d’évangélisation. Excepté ce projet d’évangélisation, Paul écrit probablement pour aborder certaines tensions dans l’Église de Rome entre les chrétiens d’origine juive et ceux d’origine païenne. Les Juifs furent expulsés de Rome en l’an 49 par un édit de Claude5Ac 18,2 ; Suétone, Vie de Claude 25,4 ; Orose, Histoires 7,6,15. Dion Cassius, Histoire romaine 60,6,6, de son côté, affirme que Claude n’expulsa pas tous les Juifs mais leur interdit de se rassembler.. Paul écrit à l’Église de Rome vers l’an 57, quelques années après le retour des Juifs à Rome et donc dans l’Église de cette métropole. Le retour des croyants d’origine juive de l’Église de Rome suscita sans doute certaines controverses, surtout apparentes aux ch. 14 et 15 de l’épître aux Romains. Il est cruciale de garder à l’esprit cette tension entre Juifs et non-Juifs lors de notre interprétation de Romains 8-11. Les interlocuteurs que Paul fait intervenir tout au long de la lettre sont soient Juifs ou non-Juifs, et non “calviniste” et “arminianiste”6Dans un de ses plus récents livres, To the Jew First, Two-Part Romans: A Structural Game Changer?, David Allen soutient que Paul s’adresse principalement aux Juifs dans les ch. 1 à 8 et aux Grecs dans les ch. 9 à 16. Bien que cette thèse reste à être examinée pour ma part, cela met en lumière à quel point il est important de garder à l’esprit la grille d’analyse “Juifs vs non-Juifs” lors de notre lecture de cette lettre..

Au fil des années, Paul expérimenta de nombreuses questions et oppositions concernant le message de l’Évangile. Les enjeux les plus vifs concernaient le rapport entre les Juifs, peuple élu de Dieu, et les peuples non juifs, désignés également comme les “nations” ou les “païens”. Dans la lettre aux Romains, le terme “Grecs” ne désigne pas uniquement le peuple de la Grèce ; mis en opposition avec les Juifs, il fait plutôt référence à l’ensemble des ethnies non juives. Sans doute, à ce tournant décisif de sa vie, Paul souhaitait exposer les réponses qu’il avait formulées face aux nombreuses objections qu’il a constamment entendues alors qu’il annonçait l’Évangile :

  • Pourquoi les Juifs ont-ils majoritairement rejeté le Christ, alors qu’ils avaient été choisis par Dieu comme son peuple et préparés à l’accueillir ?
  • Si l’Évangile implique une libération par rapport à la loi de Moïse, cela signifie-t-il que les chrétiens sont libres de faire ce qu’ils veulent, même de pécher ?
  • Si Dieu a endurci le cœur des Juifs afin que son dessein s’accomplisse par la crucifixion du Christ, pourquoi alors peuvent-ils être tenus responsables, puisque tout cela relevait de la volonté divine ?

Ces questions – et d’autres -, toutes centrées sur le rapport entre les Juifs et les nations dans le plan de Dieu pour le salut de l’humanité, sont l’objet de la pensée de Paul, et non pas les questions relatives aux débats entre Calvin et Arminius concernant la souveraineté de Dieu et la liberté humaine dans la mécanique du salut. Paul utilise une approche rhétorique particulière dans son argumentation : il fait intervenir des interlocuteurs qui s’objectent à son argumentation ou posent des questions par rapport à celui-ci. Il est important de se rappeler que cette stratégie rhétorique ne fait pas intervenir la pensée d’un calviniste ou d’un arminianiste. Par exemple, comme nous le verrons dans un prochain article, lorsqu’en Rm 9,19, Paul écrit “Mais alors, diras-tu, de quoi se plaint-il encore ? Car enfin, qui résisterait à sa volonté ?”, l’apôtre n’exprime pas la pensée d’une personne non calviniste, inconfortable avec l’idée de grâce irrésistible, mais celle d’un objecteur juif.

Dans le prochain article, j’examinerai le contexte immédiat de Rm 9, c’est-à-dire l’argument de Paul en Rm 8 à 11, pour ensuite offrir une interprétation systématique de Rm 9.

Références

Références
1 Sur la question de la déresponsabilisation face à la foi, voir l’excellent podcast de Leighton Flowers, où il commente la venue d’un calviniste au Podcast de Joe Regan, très populaire aux États-Unis : Joe Rogan is Calvinized instead of Evangelized.
2 Rm 1,15-17.
3 Rm 1,11-12.
4 Rm 15,23-28.
5 Ac 18,2 ; Suétone, Vie de Claude 25,4 ; Orose, Histoires 7,6,15. Dion Cassius, Histoire romaine 60,6,6, de son côté, affirme que Claude n’expulsa pas tous les Juifs mais leur interdit de se rassembler.
6 Dans un de ses plus récents livres, To the Jew First, Two-Part Romans: A Structural Game Changer?, David Allen soutient que Paul s’adresse principalement aux Juifs dans les ch. 1 à 8 et aux Grecs dans les ch. 9 à 16. Bien que cette thèse reste à être examinée pour ma part, cela met en lumière à quel point il est important de garder à l’esprit la grille d’analyse “Juifs vs non-Juifs” lors de notre lecture de cette lettre.

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiéeRequired fields are marked *

Théophile © 2015