Dans un article académique fort intéressant, publié dans la revue “Biblical Interpretation”, Andy Alexis-Baker dresse un panorama historique des diverses interprétations que les théologiens ont faites de Jean 2:13-15 (l’épisode de Jésus dans le temple qui chasse les vendeurs avec un fouet). Dans les lignes qui suivent, je résumerai quelques-unes des grandes lignes de la recherche de Alexis-Baker, recherche intitulée “Violence, Nonviolence and the Temple Incident in John 2: 13-15″1Alexis-Baker, Andy. 2012. Violence, Nonviolence and the Temple Incident in John 2: 13-15. Biblical Interpretation 20 (1-2):73-96..
J’espère démontrer par là que 1) les interprétations non violentes de l’incident au temple sont plus anciennes dans l’histoire de l’Église que les interprétations violentes, 2) d’autres théologiens ont éventuellement préféré une interprétation violente du même passage ce qui a conduit à une justification biblique illégitime de la violence et des conséquences regrettables et 3) ces interprétations violentes ne se firent qu’une fois que l’Église fut étroitement liée à l’État après Constantin.
1. Les théologiens soutenant une interprétation non violente de Jean 2:13-15
a) Origène (184-254)
Le premier théologien à commenter Jean 2:13-15 fut Origène qui vécut entre les années 184 et 254 ap. J-C. Origène considérait qu’une interprétation violente allait à l’encontre des enseignements pacifiques de Jésus ailleurs dans le Nouveau Testament. De plus, Origène se disait que si Jésus avait frappé des gens, ceux-ci auraient répliqués violemment et avec plus de force étant en plus grand nombre. Selon lui, il y avait trop d’animaux dans le temple pour que Jésus puisse vraiment les chasser. Origène régla donc le problème en niant la dimension historique de l’épisode et en interprétant ce passage de façon allégorique pour lui attribuer plutôt des référents spirituels (le temple représente le coeur des chrétiens et les marchands l’amour de l’argent).
La méthode d’Origène n’est pas une explication satisfaisante pour nous aujourd’hui car il évite le coeur du problème, l’action de Jésus elle-même. Cependant, nous voyons quand même que les nombreux autres enseignements pacifiques de Jésus mentionnés ailleurs dans le Nouveau Testament rendaient incohérente, aux yeux de certains chrétiens, une lecture violente de ce passage. De plus, Origène nous met sur une piste importante en faisant référence à la réaction non violente des Juifs dans le temple. Ce n’est pas le genre de réaction qu’on s’attend de voir si Jésus avait effectivement frappé des personnes avec un fouet. Enfin, je crois que Origène a raison d’affirmer que l’application de ce passage pour les chrétiens en est une spirituelle et que nous ne sommes pas appelés à imiter l’action de Jésus. Un principe d’interprétation simple consiste à reconnaître que ce qui est décrit n’est pas nécessairement prescrit.
b) Jean de Chrysostome (371)
En 371, Jean de Chrysostome eut des échanges avec des chrétiens qui trouvaient problématique ce passage. D’après ces derniers, ailleurs, Jésus a interagi avec des mots seulement envers des gens qui ont fait pire; pourquoi prendre le fouet alors? Ces chrétiens se demandaient aussi pourquoi les gens réagissent en colère contre Jésus lorsqu’il ne faisait que parler ailleurs, mais pas ici alors que supposément, il les frappe en plus? Chrysostome répond en disant que, dans cet épisode biblique, Jésus, qui provenait d’une famille humble, révèle sa divinité par cette action. Chrysostome affirme aussi que cette action n’est pas à imiter par les chrétiens. D’après lui, nous devrions imiter les apôtres qui donnaient des rameaux plutôt que d’utiliser des fouets.
Bref, ce théologien n’a pas non plus répondu directement au problème soulevé par les chrétiens de son temps, mais a lui aussi souligné le fait qu’il ne s’agit pas d’un épisode que nous pouvons imiter (peu importe notre façon de l’interpréter historiquement) car nous n’avons pas la même prétention à la divinité.
c) Théodore de Mopsueste (394)
Ensuite, un autre théologien important défendait une d’interprétation pacifique de l’incident au temple : Théodore de Mopsueste. Lors du synode de Constantinople qui eut lieu en l’an 394, un évêque du nom de Barula fut accusé de frapper des clercs et il se justifia sous prétexte que Jésus aussi avait frappé les vendeurs dans le temple lorsqu’il fit un fouet. Selon le récit des évènements qui ont été écrit par Barhadbesabba en l’an 598, lorsque Théodore de Mopsueste entendit cela, il le reprit sévèrement en disant :
Notre Seigneur ne fit pas cela. Aux hommes, il adressa seulement la parole disant : ‘Ôtez cela d’ici!’ Et il renversa les tables. Mais il fit sortir à coups de fouet les taureaux et les moutons (p.78).
Mopsueste est donc le premier théologien connu à faire une lecture de Jean 2:13-15 selon laquelle le fouet a été utilisé seulement envers les animaux pour les faire bouger. Selon lui, la force exercée par Jésus n’a pas été dirigée vers les hommes.
d) Cosmas Indicopleustès (550)
Selon Cosmas Indicopleustès, il est faux de penser que Jésus prit le fouet pour frapper les hommes. Jésus utilisa le fouet seulement sur les bêtes comme le texte grec l’indique : ayant fait un fouet de corde, il les chassa tous du temple, les brebis comme les boeufs. Il frappa donc les créatures vivantes dépourvues de raison c’est-à-dire les animaux et il renversa les objets inanimés et sans sensation, mais, selon Indicopleustès, pour les êtres rationnels Jésus ne les a ni frappé ni poussé, mais il les a réprimandé par la parole.
Voici un graphique représentant les théologiens en faveur d’une interprétation non-violente de Jean 2:13-15 (bleu) et violente (rouge). Il faut voir cette image un peu comme une horloge. Origène est le premier dans l’histoire de l’Église a commenter sur ce passage et plus on avance, plus le bleu disparaît pour faire place au rouge.
2. Les théologiens soutenant une interprétation violente de Jean 2:13-15
a) Augustin (354-430) vs Petilian
Augustin interpréta Jean 2:13-15 comme indiquant la façon que les chrétiens doivent traiter les hérétiques. Il avait un débat avec Petilian le donatiste sur la question de la violence. Petilian accusait les catholiques de transgresser les enseignements de Jésus sur la non violence :
Est-ce que les apôtres ont persécuté la moindre personne ? Est-ce que Christ a trompé qui que ce soit ? … Mais je vous dis que Christ n’a jamais persécuté qui que ce soit. Où est l’enseignement du Seigneur Jésus ‘Si on vous frappe sur une joue, montrez l’autre joue ?’ Où est la loi de Dieu ? Où est votre christianisme si non seulement vous faites violence et vous mettez à mort, mais vous commandez ces choses en plus ? (…) La main du boucher ne bouge pas à l’exception de votre instigation (p.79-80).
En réponse à ces accusations, Augustin fit référence à l’épisode du Temple où Jésus chasse les vendeurs avec un fouet. Il fait principalement une lecture du texte allant dans le sens de son interprétation violente. Il souligne aussi qu’il est écrit “le zèle de ta maison m’a consumée” comme si cela allait dans le sens que le zèle de Jésus le poussa a cette explosion violente de sainte colère comme un volcan en éruption.
D’après moi, non seulement cette lecture n’éclaire en rien l’utilisation que Jésus fit du fouet, car nous pourrions aussi interpréter cela comme disant que son zèle l’a conduit à expulser de façon non violente les marchands, mais cela semble dépeindre Jésus comme étant quelqu’un d’emporté. De plus, Augustin ne connaissait pas le grec. Il fit donc son interprétation du passage à partir d’une traduction latine. Or, le texte grec ne dit pas “le zèle de ta maison m’a consumée” ni même “me consume”, mais Jean a changé le temps de verbe de sa citation pour faire référence à la mort prochaine de Jésus : “le zèle de ta maison me consumera.” (Ὁ ζῆλος τοῦ οἴκου σου καταφάγεταί με.). Cette référence aux Écritures n’a donc pas comme but de dépeindre un emportement de sainte colère, mais Jean l’utilise pour faire écho à la mort prochaine de Jésus dans l’évangile.
b) Pape Grégoire VII (1075)
Au concile de Rome de 1075, le Pape Grégoire VII fit référence à l’incident du temple pour justifier les réformes militantes contre le clergé simoniaque considéré comme hérétique. “Vous empêchez de telles personnes de servir les mystères sacrés du mieux que vous pouvez et même par la force s’il le faut” (p.82).
c) Bernard de Clairevaux (1090-1153)
Bernard de Clairevaux a écrit et prêché en faveur des croisades. Il a même été jusqu’à affirmer que de combattre contre les ennemis du christianisme était une voie de salut. Clairevaux encouragea les combattants à imiter le zèle que Jésus avait pour la maison de Dieu lorsqu’il fut animé d’une passion enflammée et qu’il fit un fouet pour chasser les marchands. “Dans une de ses lettres, Bernard encourage aussi les chevaliers à ne pas faire de trêve avec les ennemis de Dieu ‘jusqu’au jour où, par l’aide de Dieu, ils soient convertis ou anéantis'” (p.84).
d) Calvin (1509-1564)
Comme Augustin, Calvin considérait l’épisode du Temple comme un exemple de la façon qu’il fallait traiter les hérétiques. Calvin eut un rôle à jouer dans la mise à mort de Michael Servetus qui fut brûlé au bucher. Le réformateur se justifia en pointa d’abord vers Actes 4-5 affirmant qu’Ananias et Saphira furent tués par Dieu pour avoir déshonoré le St-Esprit. Les opposants de Calvin critiquèrent son geste soutenant que le Jésus des évangiles, qui est quelqu’un de doux, n’aurait jamais fait brûler quelqu’un vivant. Calvin pointa ensuite vers le récit johannique de l’incident au temple arguant que la douceur de Jésus n’était pas pour les malfaisants obstinés.
Selon le portrait dressé par Andy Alexis-Baker, il semble que presque tous les théologiens ayant faite une lecture violente de Jean 2:13-15 n’ont pas argumenté en faveur de leur interprétation. Ils ont simplement tenu pour acquis que le fouet avait été utilisé par Jésus pour frapper les marchands et non seulement les animaux. Je pense que leur contexte historique, où l’Église et l’État étaient fortement unis, fit en sorte qu’ils tordirent le sens des Écritures pour garder leur pouvoir.
Conclusion
En fin de compte, je pense qu’il y a une différence notoire entre affirmer que Jésus lui-même promut la violence et affirmer que des chrétiens pensaient que Jésus promouvait la violence. Il y a une différence entre ce que la Bible dit et ce que Calvin, par exemple, dit que la Bible dit. Ce n’est pas parce que des chrétiens dans l’histoire de l’église ont cru et enseigné, à partir de la Bible, que la violence pouvait être un moyen légitime de promouvoir ou défendre la foi chrétienne qu’ils avaient raison. Il faut distinguer ce que les écrits sacrés fondateurs disent de ce que les gens disent que ces écrits disent.
Pour la personne qui n’a pas étudié en théologie, cela peut sembler confondant. Qui écouter parmi ces voix discordantes? Mais je pense que, déjà, le fait de savoir qu’il y a des voix discordantes et d’écouter les deux courants de pensée nous incite à réfléchir plus en profondeur à la question. Cela empêche de nous cantonner facilement dans nos présupposés d’un côté comme de l’autre. Cela nous évite d’avoir une position irréfléchie sur une question qui eut des répercussions importantes socialement. Plusieurs “hérétiques” furent tués au nom d’une lecture violente de l’épisode du temple.
Pour ma part, ce survol historique renforce ma propre analyse de la question en démontrant que certains des arguments que j’avais pour une lecture non violente de Jean 2:13-15 sont avancés depuis très longtemps : ce n’est pas une sensibilité moderne que me pousserait à réinterpréter certains enseignements de Jésus. Plutôt, la lecture non violente est même la plus ancienne dans l’histoire de l’église. Cela démontre qu’il est parfaitement légitime que notre perception pacifique de Jésus, qui est façonnée pas tant d’autres enseignements théoriques comme pratiques qu’il a exposés, nous fassent remettre en question une lecture violente de l’épisode de Jésus dans le temple.
Voir aussi :
La violence dans la Bible : Jésus chassant les vendeurs dans le Temple
Références
↑1 | Alexis-Baker, Andy. 2012. Violence, Nonviolence and the Temple Incident in John 2: 13-15. Biblical Interpretation 20 (1-2):73-96. |
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Cet épisode est également utilisé dans la “théologie végétalienne” (ou “théologie animale”), en admettant qu’en chassant ces animaux, Jésus n’était pas d’accord avec leur mise à mort au temple.
Petit truc: c’est Jean Chrysostome, sans la préposition «le», car il s’agit d’un surnom, et non d’un toponyme. S. J. Chrysostome a été archevêque de Constantinople.