Lao-Tseu est le fondateur du taoïsme, l’une des trois principales religions en Chine (le bouddhisme et le confucianisme étant les deux autres). Il est intéressant que contrairement au bouddhisme et au confucianisme, “la doctrine de Lao-Tseu est résolument monothéiste” (Liou Kia-Hway, p.7), c’est-à-dire que Lao-Tseu croyait en l’existence d’un seul Dieu qu’il nommait Tao. Ce sage chinois vécu
de 570 à 490 ce qui fait de lui un contemporain de Confucius (551 à 479).
Suite à la lecture de Tao-tö King, le principal livre contenant les enseignements de Lao-Tseu, voici une petite comparaison entre son enseignement et celui de Jésus (ainsi que d’autres fondateurs de religion)…
Une idéologie clairement pacifique
Premièrement, j’admire le caractère explicite du pacifisme de Lao-Tseu. Pour lui (comme Jésus) pour s’approcher du Tao (Dieu pour Lao-Tseu), il faut refuser la voie de la violence : “Celui qui se réfère au Tao comme maître des hommes ne subjugue pas le monde par les armes car cette manière d’agir entraîne habituellement une riposte. Où campent les armées poussent épines et chardons.” (Tao-tö King, 30)
Combien bénéfique il aurait été pour l’humanité que Mahomet lise Lao-Tseu sur ce point! Sur cette question, Lao-Tseu a un enseignement plus noble encore que Confucius. Bien qu’il soit moins agréable à lire que Confucius, il a le mérite d’avoir une philosophie ancrée en Dieu et d’y soumettre sa conception politique. Confucius au contraire, parle très peu voire presque pas de Dieu (ou des dieux) et se concentre surtout sur la pratique de la vertu.
Ailleurs, Lao-Tseu affirme que le pacifisme de l’homme de bien n’a pas à être absolu. Ce dernier peut avoir recours à la violence dans des circonstances extrêmes :
“Les armes sont des instruments néfastes et répugnent à tous. Celui qui comprend le Tao ne les adopte pas. (…) Les armes sont des instruments néfastes, elles ne sont pas instruments de gentilhomme. Celui-ci ne s’en sert que par nécessité, car il honore la paix et la tranquilité et ne se réjouit pas de sa victoire.” (Tao-tö King, 31)
De son côté, Jésus a aussi condamné l’usage de la violence. Nous pouvons penser à sa réaction lors de son arrestation quand Pierre frappa un des gardes venus pour saisir Jésus : “Remets ton épée à sa place, car tout ceux qui prendront l’épée périront par l’épée.” (Matthieu 26:52). Lao-Tseu a une même pensée : “L’homme violent n’aura pas une mort naturelle.” (Tao-tö King, 42) Cependant, Jésus va plus loin que de proscrire la violence. Il enseigna même à ses disciples à sacrifier leur vie (en partie ou en totalité) pour éteindre, absorber, briser le cycle de la violence : “Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre.” (Matthieu 5:39)
Ce n’est pas une question d’être sadomasochiste, d’aimer la douleur, mais plutôt d’humaniser le violent. En présentant la joue, l’agresseur est confronté dans ses motivations. Ce geste l’amène à se demander : “Est-ce que je prends vraiment plaisir à frapper un autre homme? Pourquoi est-ce que je fais ça?” Ailleurs, Jésus encourageait ses disciples à fuir ailleurs s’ils étaient persécutés (Matthieu 10:23). Ce n’est pas que ses disciples doivent constamment rester objet de violence, demeurer dans des situations abusives, mais s’ils y sont confrontées, Jésus les appelle à un pacifisme qui m’apparaît plus radicale que Lao-Tseu. Jésus n’a jamais dit : il y a certaines circonstances dans lesquelles les chrétiens sont justifiés de prendre les armes pour se défendre. Cela fait l’objet de débats chez les théologiens allant d’une justification pour la guerre juste à un pacifisme total.
L’humilité associée à Dieu?
Deuxièmement, je trouve surprenant que Lao-Tseu ait fait un rapprochement entre le Tao (Dieu) et l’humilité. Cette vertu est une emphase surprenante dans la pensée de Lao-Tseu. Elle est inattendue dans le sens que Lao-Tseu semble lier cette vertu au Tao lui-même : “La bonté suprême est comme l’eau qui favorise tout et ne rivalise avec rien. En occupant la position dédaignée de tout humain, elle est tout proche du Tao.” (Tao-tö King, 8) L’eau comme symbole d’humilité est important dans le taoïsme : l’eau cherche toujours à aller vers le point le plus bas. Les océans reçoivent les hommages des rivières et des ruisseaux car ils sont plus bas qu’eux.
Par contraste, en Islam on incite aussi à l’humilité, mais l’humilité est encouragée à cause de la grandeur et de la toute-puissance d’Allah devant laquelle les humains doivent se plier. Ce n’est pas Allah lui-même qui est humble!
Dans le christianisme, l’humilité est clairement liée à Dieu : Jésus, le Fils de Dieu qui régnait dans les cieux de toute éternité, dans la gloire et l’amour avec son Père, a accepté de condescendre au niveau des hommes. Non seulement l’incarnation représente un abaissement infini pour Jésus (Dieu le Fils qui prend la forme d’un petit bébé!), mais son humilité l’a même poussé à la croix :
“5 Ayez en vous la pensée qui était en Christ-Jésus, 6 lui dont la condition était celle de Dieu, il n’a pas estimé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu, 7 mais il s’est dépouillé lui-même, en prenant la condition d’esclave, en devenant semblable aux hommes ; après s’être trouvé dans la situation d’un homme, 8 il s’est humilié lui-même en devenant obéissant jusqu’à la mort, la mort sur la croix. 9 C’est pourquoi aussi Dieu l’a souverainement élevé et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom…” (Philippiens 2:5-9)
Lao-Tseu aurait sans doute été impressionné par cette façon dont Jésus est dépeint dans ce passage biblique. Peut-être aurait-il voulu pousser l’image de l’eau un peu plus loin : une fois que la plus tombe, coule des ruisseaux puis dans la rivière jusqu’au point le plus bas, l’océan, elle finit par s’évaporer et remonter au ciel. Pareillement, Jésus après avoir été au plus bas possible, la crucifixion, fut ensuite “souverainement élevé” par le Père.
“Ce qui fait que le fleuve et la mer peuvent être rois des cents vallées, c’est qu’ils savent se mettre au-dessous d’elles. Voilà pourquoi ils peuvent être rois des cents vallées. De même, si le saint désire être au-dessus du peuple, il lui faut s’abaisser d’abord en paroles; s’il désire prendre la tête du peuple, il lui faut se mettre au dernier rang. Ainsi le saint est au-dessus du peuple et le peuple ne sent pas son poids. Il dirige le peuple et le peuple n’en souffre pas. C’est pourquoi tout le monde le pousse volontiers en tête et ne se lasse pas de lui. Puisqu’il ne rivalise avec personne, personne ne peut rivaliser avec lui.” (Tao-tö King, 66)
Dieu comme cause ultime de l’origine de l’univers?
Outre le pacifisme et l’humilité associé au Tao, Lao-Tseu associe le Tao à la cause de l’origine de l’univers. Il est intéressant de voir que comme la Bible, le taoïsme postule un commencement à l’univers. Je crois que Lao-Tseu est probablement parvenu philosophiquement à la conclusion que l’univers devait nécessairement avoir eu un commencement comme Aristote qui parlait de la nécessité d’une cause première. Dans un passage éloquent, Lao-Tseu parle de ce créateur sans connaître son nom :
“Il y avait quelque chose d’indéterminé avant la naissance de l’univers. Ce quelque chose est muet et vide. Il est indépendant et inaltérable. Il circule partout sans se lasser jamais. Il doit être la Mère de l’univers. Ne connaissant pas son nom, je le dénomme ‘Tao’. Je m’efforce de l’appeler ‘grandeur’.” (Tao-tö King, 25)
Dans l’Ancien Testament, c’est Dieu qui dévoile lui-même son nom. À Moïse, il affirme s’appeler “Yavhé”, c’est-à-dire “Je suis”. (Exode 3:13-15) Dans le Nouveau Testament, à l’annonce de l’ange que Marie enfantera le Messie, le messager lui dit de l’appeler “Jésus”, ce qui veut dire “Yavhé sauve”. (Luc 1:31) Cette révélation progressive du nom de Dieu qui atteint son point culminant en Jésus fera dire à l’apôtre Pierre en Actes 4:12 : “Le salut ne se trouve en aucun autre, car il n’y a sous le ciel aucun autre nom donné parmi les hommes par lequel nous devions être sauvés.” Comme Abraham et Confucius, Lao-Tseu cherchait-il aussi Jésus-Christ, ce nom si merveilleux?
Des problèmes dans la pensée de Lao-Tseu
Je viens de faire l’éloge de quelques éléments de la philosophie de Lao-Tseu, mais plusieurs aspects sont aussi problématiques. En fait, la pensée taoïste est souvent difficile à saisir car elle mélange souvent une chose et son contraire : “Abandonner l’étude, c’est se délivrer des soucis. Car en quoi diffèrent oui et non? En quoi diffèrent bien et mal?” (Tao-tö King, 20) La question est réthorique et elle demande une réponse négative : il n’y a pas de différence entre oui et non et le bien et le mal. Ici, Lao-Tseu affirme qu’il n’y a ultimement pas de différence entre une affirmation et sa négation d’où le fait qu’on devrait abandonner les études. Je me demande s’il demandait par là à ses disciples d’arrêter d’écouter ses enseignements? Ça me semble contradictoire pratiquement et idéologiquement.
Ce concept que j’appelle la confusion de l’ultime a profondément marqué la philosophie orientale : “La doctrine du Tao a beaucoup influencé l’âme chinoise. Cette entité transcendante se manifeste dans l’opposition harmonieuse du yin et du yang, cette dualité qui préside à l’unité de la nuit et du jour, du passif et de l’actif.” (Liou Kia-Hway, p.8)
- “L’honneur suprême est sans honneur.” (Tao-tö King, 39),
- “La vertu suprême est sans vertu.” (Tao-tö King, 38)
- “Ainsi, le saint désire le sans-désir.” (Tao-tö King, 64)
- “Pratique le non-agir, exécute le non-faire, goûte le sans-saveur…” (Tao-tö King, 63)
- “Les anciens qui pratiquaient le Tao ne cherchaient pas à éclairer le peuple. Ils s’attachaient à le laisser dans l’ignorance. Si le peuple est difficile à gouverner cela vient de l’excès de son intelligence. Qui gouverne un État en usant de son intelligence en sera le malfaiteur. Qui gouverne un État sans l’aide de son intelligence en sera le bienfaiteur.” (Tao-tö King, 65)
- “Si je pratique le non-agir, le peuple se transforme de lui-même. (…) Si je n’entreprends aucune affaire, le peuple s’enrichit de lui-même.” (Tao-tö King, 57)
- “Qui agit échoue, qui retient perd. Le saint n’agit pas et n’échoue pas. Il ne retient rien et ne perd donc rien. (…) Ainsi, le saint désire le sans-désir. (…) Il apprend à désapprendre.” (Tao-tö King, 64)
De son côté, Jésus semble affirme plutôt : il y a un temps pour le ressourcement (non-agir) en Dieu (il allait prier sur la montagne et se retirait seul) et un temps pour l’action (l’agir), c’est-à-dire pour prendre soins des autres et annoncer le royaume. De plus, Jésus n’invite pas à l’élimination du désir comme Lao-Tseu, mais affirme que nos désirs les plus profonds nous mènent à Dieu. Par exemple, en réponse à un aveugle qui l’interpella, Jésus lui posa la question : “Que veux-tu que je te fasse?” (Luc 18.41) La réponse semble pourtant évidente, mais Jésus voulait entendre l’expression de son désir profond avant d’y répondre : “Il répondit: Seigneur, que je recouvre la vue. A l’instant il recouvra la vue, et suivit Jésus, en glorifiant Dieu. Tout le peuple, voyant cela, loua Dieu.” (Luc 18.41-42)
Mon verdict personnel sur Lao-Tseu
Lao-Tseu a une philosophie beaucoup plus abstraite que son contemporain Confucius, Jésus et Mahomet. Certains volets de sa philosophie sont excellents : Le Dieu créateur est au coeur, de ce Dieu découle des valeurs comme l’humilité, le pacifisme et d’autres vertus dont je n’ai pas parlé comme la simplicité, le gouvernement / leadership basé sur le service et non la force, etc. Cependant, Lao-Tseu rend l’ensemble de son message très confondant à cause de sa tendance à allier à répétition une chose et son contraire. Je suis d’accord pour dire qu’il existe des paradoxes (comme la justice et la grâce de Dieu ou même la grandeur dans la petitesse), mais Lao-Tseu va beaucoup plus loin que ça, trop loin en tenant des propos souvent incohérents. De ces incohérences philosophiques ressortent ironiquement une dévalorisation de la raison, du désir et de l’action, trois composantes essentielles de notre humanité!
Deux maximes que je veux retenir de Lao-Tseu
- “La noblesse a pour racine l’humilité; le haut a pour fondement le bas.” (Tao-tö King, 39)
- “Cultivée en soi-même sa vertu sera authentique; cultivée dans sa famille, elle s’enrichira; cultivée dans son village, elle grandira; cultivée dans l’État, elle sera florissante; cultivée dans le monde, elle deviendra universelle. (…) Comment puis-je savoir comment va le monde? Par ce qui vient d’être dit.” (Tao-tö King, 65)
Bonjour.
Les apparentes incohérences n’en sont pas dès lors que l’on saisit la grande humanité qui consiste en laisser agir la Voix dans chaque être et selon chaque nature. Ce naturalisme alchimique est christique: il souhaite que nous retrouvions l’innocence du petit enfant et du simple en esprit. Cette kenose est le fil conducteur de la véritable doctrine dont Lao tseu et Jesus étaient dépositaires. La différence réside peut-être dans la pratique : en pratiquant l’amour et la fidélité en tout et à chaque instant, Jesus nous invite à la passion: cette tension si humaine entre yin et yang qui fait que le don de soi est geste à la fois gratuit et coûteux. La Sagesse ne suffit pas en somme, nous avons besoin de ce supplément d’âme pour notre salut, l’amour en plénitude, symbolisé par la passion puis la résurrection.
Cordialement.