4. La neuropsychologie
La neuropsychologie est le domaine de la neuroscience qui s’intéresse aux “relations normales entre le cerveau et les comportements, ainsi que les changements qui surviennent lorsqu’un problème médical ou psychiatrique affecte le fonctionnement du cerveau1Association québécoise des neuropsychologues, “Travail du neuropsychologue”, [http://aqnp.ca/la-neuropsychologie/le-neuropsychologue/travail-du-neuropsychologue/] (consulté le 20 mars 2018)..” Dans cet article, je considère deux applications reliées à ce domaine et les questions éthiques qui peuvent en découler.
4.1. Exemple de neuropsychologie : comprendre les personnalités
Les neurosciences sont de plus en plus appelées à jouer un rôle important dans l’explication des différents types de personnalités : “la demande pour des mesures “scientifiques” de personnalité, de véracité, d’attitudes et de dispositions comportementales dans notre société assure que, prêts ou pas, ces mesures auront un rôle de plus en plus grand dans nos vies2Martha J. FARAH, « Emerging Ethical Issues in Neuroscience », Nature Neuroscience, 5 (2002), p. 1126 (ma traduction) : “Furthermore, the demand for ‘scientific’ measures of personality, veracity, attitudes and behavioral dispositions in our society ensures that, ready or not, these measures will have an increasing role in our lives .”.”
C’est dans cette perspective, par exemple, que se situent les travaux de Marty Olson Laney sur la question de l’introversion et de l’extraversion. Dans son livre The Introvert Advantage, elle explique comment la faible productivité de dopamine dans le cerveau des extravertis les pousse instinctivement à chercher des activités génératrices d’adrénaline pour compenser3Marty Olsen Laney, Introverti et heureux, Marie-Luc Constant (trad.), Montréal, L’Homme, 2005, p. 78.. “Les introvertis, en revanche, ont une très grande sensibilité à la dopamine. Trop de dopamine provoque chez eux une stimulation excessive4Marty Olsen Laney, Introverti et heureux, Marie-Luc Constant (trad.), Montréal, L’Homme, 2005, p. 78..” De la même manière, pour compenser cet excès de dopamine, l’introverti aura une tendance naturelle à tendre vers des activités stimulant la production d’acétylcholine, un neurotransmetteur relié aux fonctions cognitives comme l’attention, l’apprentissage, le sang-froid, la vigilance et la mémoire à long terme.
Marty Olson Laney affirme que “la découverte des neurotransmetteurs nécessaires aux introvertis et aux extravertis est cruciale parce que, lorsque les neurotransmetteurs sont libérés dans le cerveau, ils activent le système nerveux autonome. Il s’agit du système qui relie le cerveau au corps, influence nos décisions, nos réactions et notre comportement5Marty Olsen Laney, Introverti et heureux, p. 83. Elle termine en disant qu’elle est « convaincue que le lien entre les neurotransmetteurs et les voies cérébrales qu’ils empruntent, d’une part, et la manière dont ils sont reliés aux différents éléments du système nerveux autonome, d’autre part, est la clé de l’énigme posée par les différents types de tempéraments. ».”
Ces connaissances neuropsychologiques favorisent une compréhension et une acceptation de soi. Comme disait Érasme, “le vrai bonheur est de consentir a ce que l’on est6Cité par Marty Olsen Laney, Introverti et heureux, p. 11..” Mettre des mots et trouver des explications à certains de nos comportements favorise l’estime de soi et justifie notre individualité7Guy Jobin, en parlant du rôle qu’est appelé à avoir l’éthique théologique dans l’espace public, soulève l’importance du langage comme moyen de validation des « mondes différenciés » : « Pour sa part, la fonction substantielle du discours est orientée vers la thématisation de l’expérience. Ferry désigne alors la capacité du discours à produire des significations, à contextualiser la compréhension des significations produites et à stabiliser les orientations de l’agir au sein des mondes différenciés. » Guy Jobin, « L’éthique théologique dans l’espace public des sociétés postséculières », Études théologiques et religieuses, 81 (2006), p. 341. Je souligne. Le rapport entre « identité » et « discours » est clé, autant sur le plan individuel (personnalités) que social (groupes d’appartenance religieux) (cf. Guy Jobin, « L’éthique théologique dans l’espace public…, p. 338).. Cela est d’autant plus vrai alors que chaque famille et chaque société possèdent ses modèles de type de personnalité et qu’il est parfois difficile de constater l’écart entre ce que nous sommes et le standard sociétal ou familial. En ce sens, la neuropsychologie peut favoriser l’authenticité. Cela peut, entre autres, aider à faire des choix de carrière plus alignés avec qui nous sommes vraiment. Comme le dit Charles Taylor, en formulant l’idéal de l’authenticité…
…la culture occidentale a mis en lumière une des plus grandes potentialités de la vie humaine. L’idéal d’authenticité invite à une vie plus responsable (potentiellement) plus pleine et plus différenciée parce qu’elle serait mieux accordée à ce que nous sommes. Cela comporte des risques – j’en ai examiné quelques-uns. Quand nous y succombons, il se peut même que nous tombions à certains égards plus bas que si cette culture n’avait jamais existé. Mais dans ces formes les plus accomplies, l’authenticité nous appelle à une existence plus profonde8Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Charlotte Melançon (trad.), Boucherville, Bellarmin, 1992, p. 94..
Un pendant négatif possible à l’idéologie de l’épanouissement de soi est le repliement sur soi, l’effacement des horizons communs notamment sur le plan des valeurs morales et la perte d’intérêt dans les questions qui transcendent l’individu comme la politique et la religion9Charles Taylor, Grandeur et misère…, p. 26-27.. Cela peut aussi mener certains à un fatalisme. En justifiant nos comportements par notre nature, cela peut nous inciter à demeurer dans nos carquans. Un homme qui dirait à sa femme “je ne te partage pas mes sentiments et besoins, car je suis introverti” serait-il justifié pour autant de se limiter ainsi relationnellement ? Ainsi, le rapport à soi ou à son corps (enjeu de la corporéalité) peut entrer en conflit avec le rapport à l’autre (enjeu d’altérité). Justifier ses comportements par sa nature peut devenir une forme aliénation, car l’autre est aussi nécessaire pour se constituer humain. Nous reviendrons sur ce thème en développant une théologie de la liberté dans le prochain article.
4.2. Exemple de neuropsychothérapie : guérir les traumas
Une des applications intéressantes de la neuropsychologie est les nouvelles approches thérapeutiques que la connaissance des différentes parties du cerveau rend possibles. Une d’entre elles est le EMDR.
Le EMDR est une psychothérapie qui vise à aider un individu à guérir d’un événement traumatique passé qui affecte encore son présent. “Cette thérapie repose sur le processus du TAI [traitement adaptatif de l’information], processus physiologique d’adaptation qui permet une résolution adaptée et pertinente des informations associées à une forte charge émotionnelle10Christophe Marx, L’EMDR. L’histoire, la méthode et les techniques pour se libérer de ses traumatismes et dépasser ses blocages, Paris, Eyrolles, 2013, p. 65..” Les initiales signifient Eyes Movement Desensibilization Reprocessing (désensibilisation et retraitement par le mouvement des yeux). Cette thérapie est fondée sur le fonctionnement cognitif des différentes parties du cerveau en lien avec les blessures émotionnelles. De plus, elle propose un chemin thérapeutique pratique et efficace. Les bienfaits empiriques du EMDR ont été démontrés de façon convaincante dans le domaine des sciences sociales.
Lors d’un événement traumatique, le cerveau est incapable de faire le traitement adaptatif de l’information. “L’événement a été engrangé isolément, sans rapport avec les réseaux plus globaux de la mémoire. Il ne peut pas changer, car il ne peut pas se mettre en lien avec quoi que ce soit de plus utile ou adapté11Christophe Marx, L’EMDR…, p. 49..” Le EMDR vise le rétablissement du lien entre le système limbique, siège de la mémoire émotionnelle, et le cortex associatif, qui permet de gagner en perspective sur le trauma et la cognition négative qui lui est associée. La thérapie mise sur les capacités inhérentes au corps de se guérir lui-même. Comme un chirurgien qui met des points de sutures pour favoriser la cicatrisation, la thérapie EMDR vise le rétablissement d’un lien entre différentes aires cérébrales ce qui permet ensuite une “cicatrisation psychique”12Christophe Marx, L’EMDR…, p. 61-62..
En demandant de confronter le souvenir traumatique pour le mettre en perspective avec d’autres expériences, le EMDR vise la guérison du problème de fond concernant les troubles de santés mentales. Ce fruit provenant de la recherche en neurosciences peut servir de tremplin au message évangélique qui vise le pardon et la réconciliation. En même temps, l’explication des mécanismes comportementaux suscite des questionnements concernant la responsabilité humaine : “Un compte rendu détaillé des mécanismes reliant l’abus en enfance à la diminution de l’impulsion de contrôle semble nous rendre plus enclin à tempérer nos intuitions à propos de la responsabilité et du blâme. Comme la neuroscience des comportements intentionnels continuent de se développer, cela mettra au défi nos façons de comprendre la responsabilité et le blâme13Martha J. Farah, « Emerging Ethical Issues in Neuroscience », Nature Neuroscience, 5 (2002), p. 1128. Ma traduction : “a detailed account of the mechanisms linking childhood abuse to diminished impulse control seems much more likely to temper our intuitions about responsibility and blame. As the neuroscience of intentional behavior continues to develop, it will challenge our ways of thinking about responsibility and blame .”.”
Plusieurs des considérations éthiques faites dans les quatre sous-domaines des neurosciences touchent à la liberté (consentement, injonction sociale à performer, etc.). Nous passerons maintenant, dans le prochain article, à une réflexion théologique sur la liberté.
Références
↑1 | Association québécoise des neuropsychologues, “Travail du neuropsychologue”, [http://aqnp.ca/la-neuropsychologie/le-neuropsychologue/travail-du-neuropsychologue/] (consulté le 20 mars 2018). |
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↑2 | Martha J. FARAH, « Emerging Ethical Issues in Neuroscience », Nature Neuroscience, 5 (2002), p. 1126 (ma traduction) : “Furthermore, the demand for ‘scientific’ measures of personality, veracity, attitudes and behavioral dispositions in our society ensures that, ready or not, these measures will have an increasing role in our lives .” |
↑3, ↑4 | Marty Olsen Laney, Introverti et heureux, Marie-Luc Constant (trad.), Montréal, L’Homme, 2005, p. 78. |
↑5 | Marty Olsen Laney, Introverti et heureux, p. 83. Elle termine en disant qu’elle est « convaincue que le lien entre les neurotransmetteurs et les voies cérébrales qu’ils empruntent, d’une part, et la manière dont ils sont reliés aux différents éléments du système nerveux autonome, d’autre part, est la clé de l’énigme posée par les différents types de tempéraments. » |
↑6 | Cité par Marty Olsen Laney, Introverti et heureux, p. 11. |
↑7 | Guy Jobin, en parlant du rôle qu’est appelé à avoir l’éthique théologique dans l’espace public, soulève l’importance du langage comme moyen de validation des « mondes différenciés » : « Pour sa part, la fonction substantielle du discours est orientée vers la thématisation de l’expérience. Ferry désigne alors la capacité du discours à produire des significations, à contextualiser la compréhension des significations produites et à stabiliser les orientations de l’agir au sein des mondes différenciés. » Guy Jobin, « L’éthique théologique dans l’espace public des sociétés postséculières », Études théologiques et religieuses, 81 (2006), p. 341. Je souligne. Le rapport entre « identité » et « discours » est clé, autant sur le plan individuel (personnalités) que social (groupes d’appartenance religieux) (cf. Guy Jobin, « L’éthique théologique dans l’espace public…, p. 338). |
↑8 | Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Charlotte Melançon (trad.), Boucherville, Bellarmin, 1992, p. 94. |
↑9 | Charles Taylor, Grandeur et misère…, p. 26-27. |
↑10 | Christophe Marx, L’EMDR. L’histoire, la méthode et les techniques pour se libérer de ses traumatismes et dépasser ses blocages, Paris, Eyrolles, 2013, p. 65. |
↑11 | Christophe Marx, L’EMDR…, p. 49. |
↑12 | Christophe Marx, L’EMDR…, p. 61-62. |
↑13 | Martha J. Farah, « Emerging Ethical Issues in Neuroscience », Nature Neuroscience, 5 (2002), p. 1128. Ma traduction : “a detailed account of the mechanisms linking childhood abuse to diminished impulse control seems much more likely to temper our intuitions about responsibility and blame. As the neuroscience of intentional behavior continues to develop, it will challenge our ways of thinking about responsibility and blame .” |
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