Les femmes dans l’évangile de Luc

10/03/2016

Dans sa thèse de doctorat intitulée Les femmes disciples dans l’évangile de Luc: critique de la rédaction (2008), Sylvie Paquette fait des observations intéressantes concernant les modifications rédactionnelles que Luc a apportées à ses sources pour mettre l’accent sur des aspects de la gent féminine des disciples de Jésus1La critique de la rédaction repose sur le postulat que dans les choix des détails enlevés, ajoutés ou modifiés, il est possible de cerner les thèmes et les motifs importants des évangélistes. Une analyse synoptique, c’est-à-dire une analyse comparative des différents évangiles permet de voir cela.. Elle commence par souligner qu’en Luc 23:40 et 23:55, l’évangéliste change des détails importants…

À la crucifixion de Jésus, Luc ne nomme pas les femmes présentes alors que les autres évangélistes le font. En bleu se trouve les noms des femmes présentes à la croix et en rouge se trouve la précision qu’elles accompagnent Jésus depuis la Galilée :

Analyse synoptique femmes Luc

Quelques versets plus loin, à la mise au tombeau du corps de Jésus, encore une fois, Luc ne nomme pas les femmes présentes alors que Marc et Matthieu le font :

Analyse synoptique femmes Luc

Certain(e)s théologien(ne)s comme E. Meier Tetlow ont déduit de cela que Luc n’accorde pas d’importance aux femmes : « Luc minimise la tradition marcienne en ne mentionnant aucune des femmes par leur nom2Cité par Paquette 2008, 177 n. 64.. »

Cependant, je suis d’accord avec Paquette (2008, 177) qui soutient plutôt que « sans les nommer, [Luc] les met peut-être plus en valeur que quiconque. » Elle le démontre de deux façons : premièrement, en expliquant pourquoi Luc ne mentionne pas le nom des femmes et, deuxièmement, en attirant l’attention sur la précision répétée par Luc concernant le fait qu’elles sont venues de la Galilée avec Jésus. Reprenons ces deux éléments.

D’un côté, Paquette (2008, 178, 185) soutient que Luc ne nomme pas les femmes présentes au tombeau par leur nom, car, contrairement aux autres évangélistes, il les présente par leur nom dès le début du ministère de Jésus qui a commencé en Galilée. En Lc 8:1-3, on lit :

1 Ensuite, Jésus allait de ville en ville et de village en village, prêchant et annonçant la bonne nouvelle du royaume de Dieu. 2 Les douze étaient avec de lui et quelques femmes qui avaient été guéries d’esprits malins et de maladies: Marie, dite de Magdala, de laquelle étaient sortis sept démons, 3 Jeanne, femme de Chuza, intendant d’Hérode, Susanne, et plusieurs autres, qui l’assistaient de leurs biens3Sur la différence des femmes mentionnées en Luc 8:1-3 et celles énumérées par Marc, Matthieu et Jean, voir Paquette 2008, 115 n. 39 : « je crois que Luc utilise ici, outre Marc, une tradition qui lui est propre, ce qui explique les noms de Suzanne, unique à Luc, et de Jeanne, présente en Lc 24, 10 mais non en Mc 16, 1, dont le lien à la maison d’Hérode est typiquement lucanien. En effet, les rapports entre Jésus et Hérode sont complexes et très caractéristiques de l’évangile de Luc : à trois reprises Hérode manifeste le désir de rencontrer Jésus, ce qui arrivera la 3ème fois, lors du procès. Se peut-il que cette mention de Jeanne en dise plus sur Hérode que sur Jeanne elle-même ? On mentionne à nouveau une Jeanne en Lc 24, 10 : c’est certainement la même. ».

Ainsi, Paquette (2008, 178) affirme qu’étant donné qu’elles ont déjà été introduites dès le ch. 8, « il n’est pas à propos de noter le fait à nouveau : leur simple présence à ce moment dramatique atteste leur fidélité. Nul besoin, donc, de revenir sur ce qu’elles ont fait : Luc s’y est déjà attardé. De plus, le rôle des femmes à ce moment-ci de la vie – et de la mort – de Jésus n’est plus de supporter Jésus et le groupe, mais de regarder, d’être témoins de ce qui se passe. »

De l’autre côté, explorons un peu la clé de lecture « depuis la Galilée ». Au moins trois aspects rédactionnels propres à Luc laissent entendre qu’il désire souligner la fidélité des femmes comme disciples et leurs rôles clés comme témoins oculaires :

  1. En Luc 23:5, l’évangéliste circonscrit l’activité de Jésus de Galilée à Jérusalem : « Mais ils insistèrent et dirent : ‘Il soulève le peuple en enseignant dans toute la Judée, depuis la Galilée où il a commencé jusqu’ici. » C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les v. 49 et 55 : les femmes sont avec Jésus depuis le commencement jusqu’à la fin, c’est-à-dire jusqu’à sa crucifixion et son ensevelissement4Il est étonnant de constater que ce verset passe sous le radar de Mme Paquette ! Il représente pourtant une confirmation importante de sa thèse, à savoir que la répétition de l’expression « depuis la Galilée » en lien avec les femmes valorise leur rôle !. À ces deux moments importants de la fin de la vie de Jésus, il n’y a aucune trace des disciples hommes5Excepté Joseph d’Arimathée, membre du Sanhédrin, qui est présenté comme un disciple de Jésus et qui assura son ensevelissement ; Et excepté le « disciple que Jésus aimait », qui, selon l’Évangile de Jean, était à la croix. En tout cas, en Luc – et Marc et Matthieu -, il n’y a aucune trace des Douze à la crucifixion et l’ensevelissement de Jésus !.
  2. La double mention lucanienne reliant les femmes au début du ministère de Jésus dans le ch. 23 fait en sorte qu’elles sont présentées non seulement comme de vraies disciples, puisqu’elles suivent Jésus du début à la fin, mais aussi comme les témoins oculaires qui lui ont servi de sources pour construire son évangile comme l’auteur y fait allusion en Lc 1:1-46Lc 1:1-4 : « 1 Puisque plusieurs ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, 2 tels que nous les ont transmis ceux qui, dès le commencement en ont été les témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la parole, 3 il m’a semblé bon à moi aussi, après avoir tout recherché exactement depuis les origines, de te l’exposer par écrit d’une manière suivie, excellent Théophile, 4 afin que tu reconnaisses la certitude des enseignements que tu as reçus. ». Paquette (2008, 196) écrira : « Il les identifie plutôt par une paraphrase : celles « qui s’étaient jointes à lui venant de Galilée ». Cela n’est pas innocent. En effet, on a déjà souligné lors de l’étude de Lc 8, 1-3 que, pour Luc, l’être disciple se définit par le fait de suivre Jésus, d’être avec lui. Par cette mention, la seconde en quelques versets, Luc réaffirme que les femmes présentes là, sont d’abord des disciples, indépendamment de leur identité personnelle. Comme elles sont présentes depuis l’époque galiléenne du ministère, on peut croire qu’elles comptent parmi « ceux qui furent dès le début témoins oculaires » (Lc 1, 2), du moins dans l’esprit de Luc. On pourra souligner que les deux Marie nommées par Marc et Matthieu ont aussi suivi Jésus en (Mc 15, 40-41) ou depuis la Galilée (Mt 27, 55-56). Mais le fait de le réaffirmer explicitement montre l’importance que le troisième évangéliste y accorde. »
  3. Mon troisième point ressemble au deuxième. Luc, qui a aussi écrit le livre des Actes, une sorte de tome 2 suivant son évangile, affirme que le critère qui fut utilisé pour sélectionner un remplaçant pour Judas dans le cercle des Douze était le fait d’avoir été témoin oculaire de l’ensemble du ministère de Jésus. En Ac 1:21-22, on peut lire : « Ainsi, parmi ceux qui nous ont accompagnés tout le temps que le Seigneur Jésus allait et venait avec nous, depuis le baptême de Jean [= depuis la Galilée] jusqu’au jour où il a été enlevé du milieu de nous, il faut qu’il y en ait un qui soit avec nous témoin de sa résurrection. » Or, les femmes, qui sont encore présentes à ce moment-là selon Ac 1:14 (sans être nommées une fois de plus) pourraient techniquement satisfaire ces critères selon Luc. Cependant, sans doute pour des raisons culturelles, les femmes disciples n’ont pas été présentées comme candidates aux côtés de Justus et Matthias (Ac 1:23-26). À l’époque, le témoignage des femmes n’était pas admissible en cours de justice selon Flavius Josèphe7Par exemple, dans les Antiquités juives (4:15:219), on peut y lire : « But let not the testimony of women be admitted on account of the inconstancy and presumption of their sex » (Flavius Josephus, William Whiston, and Paul L Maier. 1999. The New Complete Works of Josephus. Grand Rapids: Kregel Academic, 156).. Mais le point est que certaines femmes disciples de Jésus sont présentées comme étant des disciples fidèles ayant un rôle clé de « témoins oculaires » de A à Z de la vie de Jésus. Elles avaient donc une crédibilité importante dans l’Église primitive.

Bref, contrairement à ce que certain(e)s théologien(ne)s pensent, Luc ne minimise pas le rôle des femmes en ne mentionnant par leur nom dans les récits de la crucifixion et de l’ensevelissement de Jésus. Au contraire, il souligne, à sa façon, le fait qu’elles sont des disciples de Jésus fidèles qui l’ont accompagné du début jusqu’à la fin de son activité prophétique. De plus, Luc laisse entendre qu’elles sont probablement des témoins oculaires clés par lesquelles l’histoire de Jésus nous ai parvenue ! Un tel portrait positif du rôle des figures féminines de l’entourage de Jésus concorde avec un autre article où j’ai démontré que Luc place intentionnellement des histoires d’hommes et de femmes côte à côte pour démontrer l’importance égale des deux genres.

Références

Références
1 La critique de la rédaction repose sur le postulat que dans les choix des détails enlevés, ajoutés ou modifiés, il est possible de cerner les thèmes et les motifs importants des évangélistes. Une analyse synoptique, c’est-à-dire une analyse comparative des différents évangiles permet de voir cela.
2 Cité par Paquette 2008, 177 n. 64.
3 Sur la différence des femmes mentionnées en Luc 8:1-3 et celles énumérées par Marc, Matthieu et Jean, voir Paquette 2008, 115 n. 39 : « je crois que Luc utilise ici, outre Marc, une tradition qui lui est propre, ce qui explique les noms de Suzanne, unique à Luc, et de Jeanne, présente en Lc 24, 10 mais non en Mc 16, 1, dont le lien à la maison d’Hérode est typiquement lucanien. En effet, les rapports entre Jésus et Hérode sont complexes et très caractéristiques de l’évangile de Luc : à trois reprises Hérode manifeste le désir de rencontrer Jésus, ce qui arrivera la 3ème fois, lors du procès. Se peut-il que cette mention de Jeanne en dise plus sur Hérode que sur Jeanne elle-même ? On mentionne à nouveau une Jeanne en Lc 24, 10 : c’est certainement la même. »
4 Il est étonnant de constater que ce verset passe sous le radar de Mme Paquette ! Il représente pourtant une confirmation importante de sa thèse, à savoir que la répétition de l’expression « depuis la Galilée » en lien avec les femmes valorise leur rôle !
5 Excepté Joseph d’Arimathée, membre du Sanhédrin, qui est présenté comme un disciple de Jésus et qui assura son ensevelissement ; Et excepté le « disciple que Jésus aimait », qui, selon l’Évangile de Jean, était à la croix. En tout cas, en Luc – et Marc et Matthieu -, il n’y a aucune trace des Douze à la crucifixion et l’ensevelissement de Jésus !
6 Lc 1:1-4 : « 1 Puisque plusieurs ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, 2 tels que nous les ont transmis ceux qui, dès le commencement en ont été les témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la parole, 3 il m’a semblé bon à moi aussi, après avoir tout recherché exactement depuis les origines, de te l’exposer par écrit d’une manière suivie, excellent Théophile, 4 afin que tu reconnaisses la certitude des enseignements que tu as reçus. »
7 Par exemple, dans les Antiquités juives (4:15:219), on peut y lire : « But let not the testimony of women be admitted on account of the inconstancy and presumption of their sex » (Flavius Josephus, William Whiston, and Paul L Maier. 1999. The New Complete Works of Josephus. Grand Rapids: Kregel Academic, 156).

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2 comments on “Les femmes dans l’évangile de Luc

  1. TINDANO DIAKIBSA Jan 4, 2024

    Aujourd’hui, les femmes peuvent-elles jouer un rôle pastoral, ou bien sont-elles considérées comme de simples aides aux pasteurs ?

    • Ma conviction personnelle est que les femmes peuvent également jouer un rôle pastoral dans l’Église, au même titre que les hommes. Cette question est cependant débattue et tous ne sont évidemment pas en accord dans les différentes branches du christianisme. Une telle position rencontrera donc probalement de l’opposition, à laquelle il faut être préparée. L’important, il me semble, est de fonder sa propre conviction de façon intelligente à partir des Écritures et, si cette question est importante pour nous, de trouver une église permettant l’exercice des dons en fonction des personnalités et des qualifications (incluant la formation) et non en fonction des genres.

Théophile © 2015