Qu’est-ce que la foi ? L’imprécision de cette question m’apparaît de plus en plus problématique. Cette question présume une réponse unique, alors que le concept de la foi est toujours teinté de différentes couleurs dépendamment des auteurs et des contextes dans le corpus biblique. Il n’y a donc pas une façon unique de définir la foi, même si on peut dégager une certaine tendance générale.
Par exemple, comment comprendre la célèbre phrase que l’on trouve en 2 Co 5,7 : « Nous marchons par la foi, non par la vue12 Co 5,7 : διὰ πίστεως γὰρ περιπατοῦμεν, οὐ διὰ εἴδους. ? » Paul est-il en train de mettre en opposition la foi et les évidences ? Croire est-il l’inverse d’avoir la certitude qu’offre les sens ?
Le mot grec εἶδος utilisé pour faire référence à la « vue » ici est rare dans le NT : il n’est utilisé que 5 fois. En fait, littéralement, ce mot signifie une « forme visible », une « apparence ». Pourtant, dire « nous ne marchons pas par une apparence » n’a pas beaucoup de sens. Pourquoi Paul emploie-t-il ce mot plutôt que le verbe fort commun όραω (je vois) employé 452 fois dans le NT ou des noms plus directement reliés à la vue comme ὃρασις ou θεωρία ?
Luc emploie deux fois le même mot que Paul, εἶδος. Il l’utilise d’abord au baptême de Jésus, pour décrire l’Esprit descendu sur Jésus sous une forme de colombe (Luc 3,22). Ce terme réapparaît en Luc 9,29 pour décrire Jésus lors de la transfiguration : « Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage changea… » Dans les deux cas, il s’agit d’une théophanie : Dieu se rend manifeste d’une manière visible (forme ou brillance). C’est aussi le sens théophanique que Jean met de l’avant lorsqu’il écrit : « Et le Père qui m’a envoyé a rendu lui-même témoignage de moi. Vous n’avez jamais entendu sa voix, vous n’avez point vu sa face (εἶδος)2Jn 5,37 : καὶ ὁ πέμψας με πατὴρ ἐκεῖνος μεμαρτύρηκεν περὶ ἐμοῦ. οὔτε φωνὴν αὐτοῦ ⸂πώποτε ἀκηκόατε⸃ οὔτε εἶδος αὐτοῦ ἑωράκατε…… » La plupart des versions françaises traduisent la fin du v. 37 par « sa face » ou « son visage »3PDF, BFC, COL, LS, NBS.. Mais le texte grec ne contient pas l’expression τοῦ προσώπου (cf. 2 Th 1,9) comme dans le Ps 139,7 « où fuirai-je loin de ta face4138,7 LXX : ποῦ πορευθῶ ἀπὸ τοῦ πνεύματός σου καὶ ἀπὸ τοῦ προσώπου σου ποῦ φύγω; ». La TOB a raison de traduire Jn 5,37 ainsi : « Le Père qui m’a envoyé a lui-même porté témoignage à mon sujet. Mais jamais vous n’avez ni écouté sa voix ni vu ce qui le manifestait… » À ce point, Jean est sans doute ironique puisque « la manifestation visible du Père par le Fils » est un thème important dans son évangile5Jean 1,18 : « Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui l’a fait connaître. »
Jean 14,8-9 : « Philippe lui dit: Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit. Jésus lui dit: Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne m’as pas connu, Philippe ! Celui qui m’a vu a vu le Père ; comment dis-tu: Montre-nous le Père ? ». Les pharisiens ont devant leurs yeux celui qui rend visible le Père et ils ne le voient pas.
La dernière fois que le mot εἶδος apparaît dans le NT, c’est en 1 Th 5,22 : « gardez-vous de toute forme de mal. » Encore une fois, le mot εἶδος n’équivaut pas à « vue », mais à « forme », « apparence ». Ici, c’est appliqué non à la manifestation de Dieu, mais à celle du mal. Le mot εἶδος pointe toujours vers une manifestation sensible (accessible aux sens) d’une réalité spirituelle invisible (Dieu/le mal).
Comment comprendre 2 Co 5,7 alors ? « Nous marchons par la foi et non par la « forme visible » ? »
Le contexte littéraire immédiat confirme les données accumulées jusqu’à maintenant concernant le mot εἶδος ailleurs dans le NT. Dans son commentaire sur 2 Corinthiens, Raymond Collins affirme que les v. 6-8 forment un chiasme et que le v. 7 représente le cœur6Raymond F. Collins, Second Corinthians, Grand Rapids MI, Baker Academic, 2013, 108. Collins ne fait pas le découpage exact du texte cependant. Il ne fait que mentionner en passant qu’il s’agit d’un chiasme. Ce découpage est le fruit de mon analyse personnel..
Les membres ABC du chiasme affirment que nous sommes pleins de courage dans cette vie-ci même si nous ne sommes pas dans la plénitude de la présence du Seigneur. Ce courage est nécessaire pour poursuivre la mission du Seigneur72 Co 4,1 : « C’est pourquoi, ayant ce ministère, selon la miséricorde qui nous a été faite, nous ne perdons pas courage. »
2 Co 4,15-16 : « 15 Car tout cela arrive à cause de vous, afin que la grâce en se multipliant, fasse abonder, à la gloire de Dieu, les actions de grâces d’un plus grand nombre. 16 C’est pourquoi nous ne perdons pas courage. ». De l’autre côté, les membres A’B’C’ affirment que nous sommes plein de courage même devant la mort, car elle implique finalement, pour les chrétiens, une plus grande expérience de la présence du Seigneur. Le coeur du chiasme, le v. 7, affirme que l’existence présente du chrétien est animée par la conviction que nous verrons concrètement le Seigneur ainsi que les choses qu’il a annoncées d’avance (2 Co 4,17-18). Conviction du futur pour l’instant, expérience manifeste dans un avenir indéterminé. Parmi les choses à venir se trouvent la résurrection (2 Co 5,1-5, cf. 4,14) et le jugement où nous paraîtrons devant le Seigneur (2 Co 5,9-10). Un monde réconcilié avec Dieu fait aussi partie des choses à venir et c’est à quoi Paul travaille notamment dans sa relation avec les Corinthiens (2 Co 5,11-21).
Pendant cette vie, Paul vit et agit en croyant et en faisant confiance à Dieu. La vue que Paul ne voit pas et ne peut pas voir dans son existence présente, c’est-à-dire Dieu face à face, demeure pour le futur. L’aporisme paulinien s’applique non seulement à lui, mais à tous les croyants8Raymond F. Collins, Second Corinthians, Grand Rapids MI, Baker Academic, 2013, p. 108-109. Un aporisme est un problème qui semble impossible à résoudre..
Autrement dit, la maxime affirme essentiellement ceci : malgré le fait que le Seigneur n’est pas concrètement présent et visible parmi nous, nous vivons avec la conviction que le jour vient où nous le verrons face à face (1 Co 13,12). D’ici là, nous cherchons, par la foi, à lui être agréables, sachant que lorsque nous paraîtrons devant « sa forme visible », ce sera pour le jugement. La foi est donc une façon de vivre qui cherche à plaire à Dieu comme s’il était présent alors que sa forme visible ne s’impose pas à nos sens. Cela va dans la même direction que ce que Paul dit parfois dans son propre rapport avec les églises avec lesquelles il correspond. On voit cela notamment en Ph 1,27 : « Seulement, conduisez-vous d’une manière digne de l’Évangile de Christ, afin que, soit que je vienne vous voir, soit que je reste absent, j’entende dire de vous que vous demeurez fermes dans un même esprit, combattant d’une même âme pour la foi de l’Évangile9Philippiens 2,12 : « Ainsi, mes bien-aimés, comme vous avez toujours obéi, travaillez à votre salut avec crainte et tremblement, non seulement comme en ma présence, mais bien plus encore maintenant que je suis absent… »
Colossiens 2,5 : « Car, si je suis absent de corps, je suis avec vous en esprit, voyant avec joie le bon ordre qui règne parmi vous et la fermeté de votre foi en Christ. »
Je pense qu’il est possible de voir ces passages où Paul parle de son absence/présence de façon similaire à ce qu’il vit lui-même avec le Seigneur puisque, comme le dit Collins, « Paul is a paradigm of God’s activity in Christ. » (Ibid., 101) Il donne un exemple tiré de 2 Co 4,10-12 : « As Christ died to bring life, so the apostle brings life through his own “dying.” The purpose of his apostolic suffering is so that the life of Jesus might be manifested in our body. » (Ibid.) La relation entre Paul et Jésus en lien avec l’idée d’absence et de présence en 2 Co 5,7 m’apparaît être reflété dans ses propos concernant sa relation avec les chrétiens en Ph 2,12 et Col 2,5.. »
En 2 Co 5,7, Paul affirme donc qu’avoir la foi, c’est marcher d’une manière qui plait au Seigneur comme s’il était présent alors qu’il est « absent ». Cette conclusion diffère de l’interprétation épistémologique : Paul n’est pas en train de parler du fondement de la connaissance théologique (comme si la foi était antithétique aux évidences). Il a plutôt en tête des questions éthiques. La foi est présentée comme une existence motivée par le désir de plaire à Dieu et par la conviction que sa présence et ses promesses seront un jour manifestent. Cet exemple démontre comment la théologie systématique doit s’enraciner dans la branche académique de l’étude biblique. Avec une lecture rapide, nous pourrions être tentés d’interpréter 2 Co 5,7 dans un sens épistémologique (j’ai la foi en Dieu non parce que je l’ai vu, mais parce que je lui fais confiance [raisonnement circulaire]) plutôt qu’éthique (j’ai la foi en Dieu, donc je cherche à lui plaire comme s’il était présent alors qu’il est en apparence absent).
Il n’est pas simple pour les traducteurs de rendre compte de cette subtilité du texte grec tout en gardant une approche littérale de la traduction. Une version qui tente de faire justice au texte original est la PDV qui est une traduction dynamique : « En effet, nous vivons dans la foi et nous ne voyons encore rien. » Cette traduction sous-entend que « la vue » est bonne et qu’elle viendra au moment de « quitter le corps et d’aller auprès du Seigneur10On pourrait aussi traduire ainsi : « Nous marchons par la foi, non comme si le Seigneur était visible. » Ou : « Nous marchons par la foi, non par la théophanie/manifestation de sa présence. » ». Les autres traductions suggèrent éventuellement que la marche par la foi est meilleure que par la vue alors qu’il s’agit simplement de deux étapes existentielles différentes pour les chrétiens. En réalité, la vue du Seigneur et de ses apparitions après sa résurrection est une composante essentielle au fondement de la foi chrétienne (1 Co 9,1, 15,5-8 ; 1 Jn 1,1-4 ; 2 P 1,16 ; Ac 1,21-26, 13,31). Cette vue de l’eidos de Dieu n’est plus le privilège des chrétiens qui doivent maintenant croire par l’entremise du témoignage des témoins oculaires (Jn 20,29).
Un jour, « Jésus Christ apparaîtra, lui que vous aimez sans l’avoir vu, en qui vous croyez sans le voir encore… » (1 P 1,6) D’ici là, « nous marchons par la conviction que nous le verrons prochainement, non comme si sa présence était déjà apparente et visible. » En un mot, la foi pour Paul, en 2 Co 5,7, c’est chercher à plaire au Seigneur comme s’il était présent alors qu’il est en apparence absent11Pour un article intéressant sur les thèmes d’absence et de présence chez Paul (notamment avec l’angle de la communication orale et écrite), voir Claude Tassin, “Présence et absence”, dans Paul et son Seigneur. Trajectoires christologiques des épîtres pauliniennes. XXVIe congrès de l’Association catholique française pour l’étude de la Bible (Angers, 2016), Christophe Raimbault (dir.), Paris, Cerf, 2018, p. 115-142..
Références
↑1 | 2 Co 5,7 : διὰ πίστεως γὰρ περιπατοῦμεν, οὐ διὰ εἴδους. |
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↑2 | Jn 5,37 : καὶ ὁ πέμψας με πατὴρ ἐκεῖνος μεμαρτύρηκεν περὶ ἐμοῦ. οὔτε φωνὴν αὐτοῦ ⸂πώποτε ἀκηκόατε⸃ οὔτε εἶδος αὐτοῦ ἑωράκατε… |
↑3 | PDF, BFC, COL, LS, NBS. |
↑4 | 138,7 LXX : ποῦ πορευθῶ ἀπὸ τοῦ πνεύματός σου καὶ ἀπὸ τοῦ προσώπου σου ποῦ φύγω; |
↑5 | Jean 1,18 : « Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui l’a fait connaître. » Jean 14,8-9 : « Philippe lui dit: Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit. Jésus lui dit: Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne m’as pas connu, Philippe ! Celui qui m’a vu a vu le Père ; comment dis-tu: Montre-nous le Père ? » |
↑6 | Raymond F. Collins, Second Corinthians, Grand Rapids MI, Baker Academic, 2013, 108. Collins ne fait pas le découpage exact du texte cependant. Il ne fait que mentionner en passant qu’il s’agit d’un chiasme. Ce découpage est le fruit de mon analyse personnel. |
↑7 | 2 Co 4,1 : « C’est pourquoi, ayant ce ministère, selon la miséricorde qui nous a été faite, nous ne perdons pas courage. » 2 Co 4,15-16 : « 15 Car tout cela arrive à cause de vous, afin que la grâce en se multipliant, fasse abonder, à la gloire de Dieu, les actions de grâces d’un plus grand nombre. 16 C’est pourquoi nous ne perdons pas courage. » |
↑8 | Raymond F. Collins, Second Corinthians, Grand Rapids MI, Baker Academic, 2013, p. 108-109. Un aporisme est un problème qui semble impossible à résoudre. |
↑9 | Philippiens 2,12 : « Ainsi, mes bien-aimés, comme vous avez toujours obéi, travaillez à votre salut avec crainte et tremblement, non seulement comme en ma présence, mais bien plus encore maintenant que je suis absent… » Colossiens 2,5 : « Car, si je suis absent de corps, je suis avec vous en esprit, voyant avec joie le bon ordre qui règne parmi vous et la fermeté de votre foi en Christ. » Je pense qu’il est possible de voir ces passages où Paul parle de son absence/présence de façon similaire à ce qu’il vit lui-même avec le Seigneur puisque, comme le dit Collins, « Paul is a paradigm of God’s activity in Christ. » (Ibid., 101) Il donne un exemple tiré de 2 Co 4,10-12 : « As Christ died to bring life, so the apostle brings life through his own “dying.” The purpose of his apostolic suffering is so that the life of Jesus might be manifested in our body. » (Ibid.) La relation entre Paul et Jésus en lien avec l’idée d’absence et de présence en 2 Co 5,7 m’apparaît être reflété dans ses propos concernant sa relation avec les chrétiens en Ph 2,12 et Col 2,5. |
↑10 | On pourrait aussi traduire ainsi : « Nous marchons par la foi, non comme si le Seigneur était visible. » Ou : « Nous marchons par la foi, non par la théophanie/manifestation de sa présence. » |
↑11 | Pour un article intéressant sur les thèmes d’absence et de présence chez Paul (notamment avec l’angle de la communication orale et écrite), voir Claude Tassin, “Présence et absence”, dans Paul et son Seigneur. Trajectoires christologiques des épîtres pauliniennes. XXVIe congrès de l’Association catholique française pour l’étude de la Bible (Angers, 2016), Christophe Raimbault (dir.), Paris, Cerf, 2018, p. 115-142. |
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