Les deux livres bibliques les plus difficiles à interpréter sont le premier et le dernier, Genèse et Apocalypse. Concernant la Genèse, le lecteur moderne se demandera notamment comment arrimer le discours scientifique avec le discours biblique : est-ce même possible ? Le récit de la création de la Genèse ne contient-il pas des affirmations anti-scientifiques comme le fait que la végétation est venue avant le soleil ? Dans cet article, j’offre des pistes de réflexion pour mieux comprendre le récit biblique fondateur en ses propres termes tout en tenant compte de notre valeur moderne liée à la science.
1. Principes d’interprétation
L’un des premiers principes d’interprétation qu’on rencontre en théologie, c’est qu’un texte ne peut pas vouloir dire ce qu’il n’a jamais voulu dire. Autrement dit, une approche responsable du texte biblique chercherait à le comprendre en fonction du contexte culturel dans lequel il a été écrit. Pour bien interpréter la Bible, il faut donc développer la capacité de suspendre nos propres questionnements et nos propres référents et chercher à comprendre la vision du monde des auteurs. Quelles étaient les questions qui les habitaient et qui les ont poussés à écrire ? Pour les chrétiens, la Bible représente la Parole de Dieu et elle fait autorité en matière de croyance et d’éthique. Cependant, c’est le message que les auteurs bibliques voulaient communiquer à la base qui fait autorité et non des interprétations erronées du texte biblique. 2 Pierre 3.16 va dans ce sens en affirmant qu’il est important de chercher à comprendre non seulement le sens que Paul voulut mettre dans ses écrits, mais celui de tous les autres auteurs bibliques, afin de ne pas leur attribuer un sens étranger et ainsi “tordre” le texte :
C’est ce que Paul fait dans toutes les lettres, où il parle de ces choses, dans lesquelles il y a des points difficiles à comprendre, dont les personnes ignorantes et mal affermies tordent le sens, comme celui des autres Écritures, pour leur propre ruine.
Ne pas faire l’effort herméneutique de chercher à comprendre la vision du monde de l’auteur peut mener à des interprétations insensées voire dangereuses qui sont non seulement éloignées de la volonté de Dieu pour les croyants, mais qui paraissent absurdes et qui déshonorent Dieu aux yeux des non-chrétiens. Par exemple, en octobre 2016, dans la région de la ville de Québec, une jeune femme témoin de Jéhovah qui venait de donner naissance a eut des problèmes d’hémorragies, mais elle a refusé d’avoir des transfusions sanguines, parce qu’on lui avait enseigné que la Bible interdit cela1En ligne. < http://www.tvanouvelles.ca/2016/10/14/une-jeune-mere-temoin-de-jehovah-meurt-au-bout-de-son-sang >. Lorsqu’on va sur le site web des témoins de Jéhovah, on peut constater qu’ils ont une page intitulée : “Les transfusions sanguines : qu’en dit la Bible ?” La réalité est que la Bible ne dit absolument rien sur ce sujet. C’est une question anachronique. Un anachronisme est une erreur de chronologie qui consiste à imposer une notion plus tardive sur un contexte ancien dépourvu de ces notions. Les transfusions sanguines n’existaient pas à l’époque biblique.
John H. Walton, un spécialiste de l’Ancien Testament, soutient que “l’Ancien Testament (…) a été écrit pour nous, mais il n’a pas été écrit à nous2Walton, John H. 2009. The Lost World of Genesis One: Ancient Cosmology and the Origins Debate. Downers Groove: InterVarsity Press, p.7.” Il faut donc faire un effort de traduction sur le plan de la langue en traduisant les textes hébreux (et grecs pour le NT) au français, mais il faut aussi traduire les cadres culturels sous-jacents aux écrits. Par exemple, pour nous, le concept du mariage implique l’assentiment libre et consentant basé sur l’attraction et le sentiment amoureux, mais dans le Proche-Orient ancien, “les mariages étaient arrangés et représentaient des alliances entre familles et des échanges de ressources3Walton 2009, 9.” de sorte que le concept du mariage possédait une connotation sociale beaucoup plus grande que pour nous aujourd’hui. Le même concept a donc une résonance différente pour eux que pour nous.
En fait, le schème de pensée israélite possède beaucoup plus de points en commun avec celui de ses voisins mésopotamiens et égyptiens qu’avec nous. Cela fait en sorte qu’une façon de mieux comprendre le texte biblique du point de vue de l’auteur et de ses lecteurs consiste à lire et comparer la littérature extrabiblique de la même époque pour examiner les chevauchements avec les autres cultures et les éléments propres aux Israélites et donc au message biblique. Une fois que nous mettons de côté, dans la mesure du possible, nos propres attentes par rapport au texte biblique pour chercher à comprendre les préoccupations des auteurs et de leurs destinataires, qu’apprenons-nous des récits de la création de la Genèse ?
2. Non des vérités scientifiques, mais théologiques
Nous apprenons que le texte n’a pas comme objectif de communiquer des vérités scientifiques (comment Dieu a créé), mais théologiques (qui est Dieu, pourquoi l’être humain a-t-il été créé, pourquoi la condition humaine est-elle à la fois dotée de grandeur et de misère, etc.). Voici la comparaison entre les premières phrases du récit de la Genèse et les premières phrases du récit Enuma Elish, un mythe cosmogonique babylonien datant du 12e siècle av. J-C.
Plusieurs ressemblances frappent :
- Les deux récits commencent en rappelant un temps primordial où le ciel et la terre n’existaient pas.
- Les eaux représentent l’élément de base de la création.
- Il semble important d’appeler les choses par leur nom.
- Le processus de création se fait surtout par l’entremise de la séparation.
En même temps, ces deux récits ont des différences notables :
- Dans Enuma Elish, au commencement il y a deux dieux (Apsu et Tiamat) et ceux-ci donnent naissance à d’autres dieux alors que dans récit biblique, il y a un seul Dieu. Dans la version polythéiste, chaque dieu représente un aspect de la création.
- Chez les Mésopotamiens, les divinités sont intimement associées aux éléments de la création. Apsu représente les eaux salées et Tiamat les eaux douces, Anshar est le ciel et Kishar, la terre, etc. Pour les Israélites, “l’Esprit de Dieu se mouvait à la surface des eaux” implique que Dieu est distinct des eaux, il est au-dessus de la création. Il est transcendant. La création n’est que matière et non pas la manifestation de différentes divinités spécialisées dans certains domaines.
Les gens de l’Antiquité avaient une conception du cosmos complètement différente de la nôtre. Pour eux, les questions d’ordre scientifique ne faisaient pas du tout partie de leurs préoccupations. Ce n’est pas que la Bible est anti-scientifique, mais elle est pré-scientifique. Pour eux, quelque chose venait à l’existence quand cette chose était séparée d’une entité primaire, qu’on lui donnait une fonction et un nom (le nom décrétait la fonction). C’est ce qu’on appelle une ontologie fonctionnelle : une chose existe, car elle a une fonction, une raison d’être, un but. Une chose qui existe matériellement sans fonction n’existe pas pour eux. Cela entre en contraste avec notre vision du monde scientifique qui s’intéresse à la structure ou la substance des choses. C’est ce qu’on appelle l’ontologie matérielle : une chose existe parce qu’elle a une constitution physique4John H. Walton. 2006. Ancient Near Eastern thought and the Old Testament: Introducing the Conceptual World of the Hebrew Bible. Grand Rapids: Baker Academic, p.180. Cela fait en sorte que les auteurs bibliques ne s’intéressent pas au comment, mais à la raison d’être et à la destinée de l’univers et de l’humain. Le livre de la Genèse vise donc à offrir certaines grandes vérités théologiques :
- De façon générale, la Genèse raconte « l’histoire des origines du monde et de l’humanité (ch. 1-11) et (…) les aventures des ancêtres d’Israël et de ses voisins (ch. 12-50) » (Römer, 7). Ces aventures illustrent le commencement du plan de sauvetage que Dieu a pour l’humanité en commençant avec Abraham et sa famille, ses premiers ambassadeurs sur la terre qui ont comme mission d’être une source de bénédictions pour toutes les nations.
- Plus précisément, le premier récit (Gn 1.1-2.3) vise entre autres à démontrer que les éléments de la création ne sont pas des dieux, mais qu’il existe un seul Dieu qui a tout créé et qui transcende le monde. Cette conception d’un Dieu unique distinct de la création était totalement révolutionnaire à l’époque : les autres peuples avaient toujours plusieurs dieux (polythéisme) et ceux-ci étaient la version 2.0 des humains, ils étaient conçus à leur image (anthropomorphisme), mais en plus puissants5Jean Bottéro, assyriologue spécialiste de la Bible et du Moyen-Orient antique, exprime bien à quel point révolutionnaire est le Pentateuque (cinq premiers livres de la Bible) sur le plan théologique : “L’anthropomorphisme et le polythéisme, voilà les deux piliers sur lesquels étaient édifiées toutes les religions du temps, toutes les religions du monde alors connu. Non seulement celles-ci pensaient que le nom et la qualité de ‘dieu’ étaient partagés par un nombre parfois assez élevé de personnes, de ‘dieux’ (en Mésopotamie antique, il y en avait eu d’abord un bon millier; et à l’époque de Moïse, on en comptait encore quelques dizaines). Mais encore, dans leur conception, ces dieux n’étaient imaginables qu’à partir de notre propre image et figure humaine : c’étaient comme des hommes plus grands, plus puissants, plus intelligents que nous, dotés de pouvoirs bien supérieurs aux nôtres et plus durables que nous (ils étaient immortels); mais en fin de compte, ils étaient comme nous, puisqu’on les imaginait tous sous une forme radicalement humaine. Dès lors que Moïse déniait la qualité de dieu à tout autre qu’au seul Yahvé, il balayait le polythéisme. À partir du moment où il refusait à connaître de Yahvé autre chose que ce qu’exprimait son nom – à savoir son existence seule -, il n’y avait plus d’image pour le figurer à la ressemblance humaine, et il écartait tout anthropomorphisme. Il proposait à l’adoration, à l’attachement et à la fidélité de ses compatriotes une divinité totalement révolutionnaire et inouïe par rapport à celles auparavant connues.” (Jean Bottéro. 1997. “Le Dieu de la Bible.” Dans La plus belle histoire de Dieu, édité par Hélène Monsacré et Jean-Louis Schlegel, 17-18. Paris: Éditions du Seuil)..
- Le deuxième récit (Gn 2.4-3.24) réfléchit sur la condition humaine à partir de quatre relations fondamentales : pourquoi l’hostilité entre les humains et les animaux (relation aux animaux), pourquoi l’homme et la femme vivent-ils dans un rapport de domination et de frustration (relations interpersonnelles), pourquoi la terre est-elle difficile à exploiter et l’humain doit-il travailler autant pour peu (relation à la terre) et pourquoi Dieu semble-t-il absent (relation à Dieu). Le texte se penche aussi sur le pourquoi de la mort.
- Les deux récits répondent à la raison d’être de l’être humain : créés à l’image de Dieu, ils ont comme mandat de partager la vie, de bien gérer la terre et d’en profiter des fruits. Deux contrastes avec les autres peuples du Proche-Orient ancien sont intéressants ici :
- L’image de Dieu : être à l’image de Dieu n’a rien à voir avec l’apparence physique ou une caractéristique cognitive de l’humain comme l’intelligence ou les émotions (accent moderne sur la matière, la substance). L’image de Dieu est plutôt liée à la ressemblance fonctionnelle : comme Dieu règne, l’humain est appelé à régner dans la création ; comme Dieu donne la vie, l’humain est appelé à procréer, à peupler la terre entière, etc. Dans le Proche-Orient ancien, seulement les rois des nations environnantes pouvaient prétendre être l’image des dieux. Ce titre avait comme but d’expliquer leur suprématie et leurs prérogatives sur les autres hommes. Le récit biblique met donc les humains sur un pied d’égalité en disant que tous les êtres humains, hommes et femmes, ont été créés pour régner ensemble sur la terre. C’est une perspective beaucoup plus collégiale que hiérarchique de l’humanité6Walton 2006, 89, 212.
- Le rôle des humains : dans le mythe mésopotamien d’Atrahasis, la raison d’être de l’humanité consiste à faire les pénibles tâches des dieux : « Lorsque les dieux faisaient l’homme, ils étaient de corvée et besognaient : considérable était leur besogne, leur corvée lourde, infinie leur labeur. (…) Les dieux brulèrent leurs outils, jetèrent au feu leurs houes (pioches) et leurs hottes dans les flammes. Ils s’attroupèrent à la porte du sanctuaire. C’était la nuit, à la mi-veille, et, à l’insu du dieu, voilà la palais cerné. (…) Puisque Bêlet-ilî, la Matrice, est ici, c’est elle qui mettra au monde et produira l’Homme pour assurer la corvée des dieux7Alain Nisus, Claude-Henri Gobat, Daniel Mattioli, Gilles Geiser, Luc Olekhnovitch, Pascale Bittner, et Thomas Koning. 2015. Pour une foi réfléchie (2011). Édité par Alain Nisus, Théologie pour tous. Romanel-sur-Lausanne: La Maison de la Bible, 82. » On voit comment la conception religieuse asservissait le peuple au roi : seul le roi possède l’image de Dieu (règne, a droit de vie ou de mort, etc) alors que le peuple devait faire les tâches pénibles pour les dieux (pour le roi?). Dans le récit biblique, tous les humains règnent ensemble donc aucun asservissement de l’un vis-à-vis de l’autre n’est justifié.
En fin de compte, si le récit de la Genèse a une conception fonctionnelle et non matérielle de la création (qu’elle nous parle de la raison d’être des choses et non pas du comment elles ont été faites), y a-t-il ne serait-ce qu’une seule affirmation testable par la science ? Je pense que oui. La Genèse en contient une et rien qu’une : l’univers a été créé, il a eu un commencement. Et alors que beaucoup d’athées, comme Bertrand Russell, pensaient que l’univers “est simplement là et c’est tout”, qu’il a toujours existé, la science moderne donne raison au récit biblique : il y a 13,7 milliards d’années, à T = 0, l’espace, le temps, la matière et l’énergie n’existaient pas, puis soudainement l’univers a vu le jour. Une remarquable convergence entre une affirmation théologique simple (Dieu a tout créé) et une découverte scientifique monumentale trop souvent prise pour acquise de nos jours !
Références
↑1 | En ligne. < http://www.tvanouvelles.ca/2016/10/14/une-jeune-mere-temoin-de-jehovah-meurt-au-bout-de-son-sang > |
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↑2 | Walton, John H. 2009. The Lost World of Genesis One: Ancient Cosmology and the Origins Debate. Downers Groove: InterVarsity Press, p.7 |
↑3 | Walton 2009, 9. |
↑4 | John H. Walton. 2006. Ancient Near Eastern thought and the Old Testament: Introducing the Conceptual World of the Hebrew Bible. Grand Rapids: Baker Academic, p.180 |
↑5 | Jean Bottéro, assyriologue spécialiste de la Bible et du Moyen-Orient antique, exprime bien à quel point révolutionnaire est le Pentateuque (cinq premiers livres de la Bible) sur le plan théologique : “L’anthropomorphisme et le polythéisme, voilà les deux piliers sur lesquels étaient édifiées toutes les religions du temps, toutes les religions du monde alors connu. Non seulement celles-ci pensaient que le nom et la qualité de ‘dieu’ étaient partagés par un nombre parfois assez élevé de personnes, de ‘dieux’ (en Mésopotamie antique, il y en avait eu d’abord un bon millier; et à l’époque de Moïse, on en comptait encore quelques dizaines). Mais encore, dans leur conception, ces dieux n’étaient imaginables qu’à partir de notre propre image et figure humaine : c’étaient comme des hommes plus grands, plus puissants, plus intelligents que nous, dotés de pouvoirs bien supérieurs aux nôtres et plus durables que nous (ils étaient immortels); mais en fin de compte, ils étaient comme nous, puisqu’on les imaginait tous sous une forme radicalement humaine. Dès lors que Moïse déniait la qualité de dieu à tout autre qu’au seul Yahvé, il balayait le polythéisme. À partir du moment où il refusait à connaître de Yahvé autre chose que ce qu’exprimait son nom – à savoir son existence seule -, il n’y avait plus d’image pour le figurer à la ressemblance humaine, et il écartait tout anthropomorphisme. Il proposait à l’adoration, à l’attachement et à la fidélité de ses compatriotes une divinité totalement révolutionnaire et inouïe par rapport à celles auparavant connues.” (Jean Bottéro. 1997. “Le Dieu de la Bible.” Dans La plus belle histoire de Dieu, édité par Hélène Monsacré et Jean-Louis Schlegel, 17-18. Paris: Éditions du Seuil). |
↑6 | Walton 2006, 89, 212 |
↑7 | Alain Nisus, Claude-Henri Gobat, Daniel Mattioli, Gilles Geiser, Luc Olekhnovitch, Pascale Bittner, et Thomas Koning. 2015. Pour une foi réfléchie (2011). Édité par Alain Nisus, Théologie pour tous. Romanel-sur-Lausanne: La Maison de la Bible, 82 |
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