Dans le passage qui suit, Blaise Pascal dépeint sarcastiquement la pensée de l’humain qui n’accepte pas de réfléchir sur son existence malgré la nécessité qui s’y impose… il se met à la place de cette personne insouciante de sa condition présente et future et dit ceci :
Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter. Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais, et je sais seulement qu’en sortant de ce monde, je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude. Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m’arriver. Peut-être que je pourrais trouver quelques éclaircissements dans mes doutes, mais je ne veux pas en prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher. Et après, en traitant avec mépris ceux qui travailleront à ce souci, je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand événement et me laisser mollement conduire à la mort, dans l’incertitude de l’éternité de ma condition future1Sellier, Philippe. 2009. Pascal : Textes choisis et présentés par Philippe Sellier. Lonrai: Points, p. 81-82..
Maintenant, voici quelques explications de la pensée pascalienne par François Chirpaz. En peu de mots, elles redisent le cadre d’une réflexion existentielle sérieuse selon Pascal :
[L’humain] n’existe que dans la proximité d’une énigme qu’il lui faut bien affronter. (…) Mais venir vers soi pour se comprendre dans la réalité de sa condition requiert donc une amplitude du regard qui ne peut faire ce retour qu’à partir de la prise en compte de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. La compréhension pascalienne de l’homme n’atteint son acuité que parce que commandée par cette amplitude du regard2Chirpaz, François. 2000. Pascal: la condition de l’homme. Paris: Michalon, p.27 (je souligne)..
Plus loin, Chirpaz démontre que cette énigme s’ancre dans la tradition biblique qui elle-même souligne cet écart entre la grandeur de la création et la petitesse humaine :
Cependant, la compréhension pascalienne de la grandeur de l’homme a aussi une autre origine, l’inspiration biblique. Pour cette dernière, l’étonnement de la pensée s’origine dans la découverte de la relation privilégiée entre le Créateur et la créature. (…) Façonnée, elle, ‘à l’image et à la ressemblance’ de son Créateur (Genèse 1, 26), elle demeure dans le souci constant de son Dieu à son endroit, ainsi que le chante le poème du psaume 8 : ‘Quand je vois les cieux, œuvres de tes doigts, la lune et les étoiles que tu as fixées, qu’est donc l’homme pour que tu penses à lui, l’humain pour que tu t’en soucies? Tu en as fait presque un dieu; Tu le couronnes de gloire et d’éclat.’ Ou, encore, le psaume 144 : ‘Seigneur, qu’est-ce donc l’homme pour que tu le connaisses, ce mortel pour que tu penses à lui? L’homme ressemble à du vent, Et ses jours à une ombre qui passe.’ La pensée biblique est assez lucide pour prendre la mesure de la précarité de la condition humaine. Sur la vaste scène du monde, l’être humain n’est guère qu’un souffle et une ombre qui passe, balloté par les événements et la violence de l’Histoire et voué à retourner dans la mort, à la terre dont il est venu. Celui qui a été tiré de la terre pour être haussé à la hauteur de son Créateur, puisqu’à son image et ressemblance est pourtant voué à retourner à la terre, puisque mortel. Les Psaumes, le Livre de Job ou Qohélet poussent à leur pointe extrême ce sentiment de la précarité de la créature. Et pourtant ils affirment avec la même insistance que le moment où l’homme accède à la conscience de sa propre humanité est celui où il prend la mesure du souci que son Dieu manifeste à son endroit3Chirpaz, François. 2000. Pascal: la condition de l’homme. Paris: Michalon, p.34-35 (je souligne)..
Cette brève référence aux Psaumes, à Job et au Qohélet amplifie énormément la conclusion de cette dernière citation. Ce n’est pas juste que l’univers infiniment grand renferme l’humain sur sa petitesse subatomique et l’appel au néant à la mort. C’est aussi, en plus de ça, que la vie apporte ses méandres de par l’expérience. Or, ces trois livres bibliques dépeignent bien ces méandres humains. Dans les Psaumes, il y a certes une diversité d’expériences, mais on y voit souvent la couleur d’un cri à l’aide du malheureux à Dieu. Job de son côté, est bien connu pour sa réflexion sur la souffrance humaine et la question du rapport de Dieu à tout ça. Qohélet quant à lui, rend sensible la question du sens de la vie, voire de la vanité d’un sens subjectif face à la mort.
L’être humain né de la femme! Sa vie est courte mais pleine d’agitation. Il pousse comme une fleur, puis il se flétrit; il s’enfuit comme une ombre, sans résister (Job 14:1-2).
Bref, notre infinie petitesse dans l’espace et le temps de l’univers4Ainsi que la relativité de toutes ces possibilités spatiales et temporelles qui auraient pu faire de notre vie quelque chose d’autre. semble nous rendre insignifiants quant à cet univers impersonnel. Et de l’autre côté, la souffrance, la mort et l’apparent non-sens de la vie sans Dieu rendent l’existence des hommes misérables. Non seulement il n’est rien (face à l’infini et la mort), mais dans ce qu’il est, il est misérable (vie caractérisée par la souffrance et un apparent non-sens)5La vie n’est pas que misère, mais elle l’est en partie. Et bien que la majeure partie du temps, le côté positif contrebalance le côté négatif, il arrive parfois que nous nous demandions si c’est encore le cas. Ou encore, nous pourrions nous mettre dans la peau de personnes qui vivent dans des pays moins bien nantis qu’en Occident. Prenons l’exemple des migrants actuellement qui quittent massivement leur pays aux risques et périls de leur vie et de celle de leur famille. Ces derniers connaissent l’ampleur de la misère humaine..
Cette situation tragique est carrément subvertie par l’affirmation biblique incroyable que le Dieu Créateur de l’univers se préoccupe de chacun de nous6“Humiliez-vous donc sous la puissante main de Dieu, afin qu’il vous élève au temps convenable et déchargez-vous sur lui de tous vos soucis, car lui-même prend soin de vous.” (1 Pierre 5:7) Ou encore : il faut aimer nos ennemis en prenant soin d’eux, car Dieu agit comme ça envers tous en se préoccupant du bien-être des bons comme des méchants : “Aimez vos ennemis (…) afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes.” (Matthieu 5:44-45) Beaucoup d’autres passages vont dans ce sens. Surtout, la mort de Jésus pour les péchés du monde entier alors que nous étions encore ennemis de Dieu.. D’où la valeur humaine envers et contre toute attente philosophique.
Comme le dit Chirpaz, seule ‘l’amplitude du regard’ permet de réaliser la radicalité d’une telle affirmation. Autrement dit, c’est en s’arrêtant et en considérant sérieusement à quel point nous ne sommes rien d’un côté, et que malgré cela, de l’autre côté, le Dieu infini et éternel s’intéresse à nous et prends soin de nous7Cela est vrai que nous soyons conscients ou pas que Dieu prend soin de nous. Car notre humanité vient du fait que Dieu prend soin de nous malgré notre insignifiance, mais la prise de conscience de notre humanité passe par la prise de conscience de cette préoccupation de Dieu pour nous. Tout cela fait en sorte que nous pouvons, de toute évidence, être humains (avoir une valeur humaine) sans avoir conscience de ce qui fonde notre humanité (le fait que Dieu nous attribue de la valeur). que nous comprenons notre humanité. Blaise Pascal y a profondément pensé. Sans doute cette réflexion d’une vie a rapport avec ce qu’il a dit au seuil de sa mort : “Les dernières paroles de Pascal agonisant furent : ‘Que Dieu ne m’abandonne jamais!'8Sellier, Philippe. 2009. Pascal : Textes choisis et présentés par Philippe Sellier. Lonrai: Points, p. 201.”
Le moment où l’homme accède à la conscience de sa propre humanité est celui où il prend la mesure du souci que son Dieu manifeste à son endroit.
Références
↑1 | Sellier, Philippe. 2009. Pascal : Textes choisis et présentés par Philippe Sellier. Lonrai: Points, p. 81-82. |
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↑2 | Chirpaz, François. 2000. Pascal: la condition de l’homme. Paris: Michalon, p.27 (je souligne). |
↑3 | Chirpaz, François. 2000. Pascal: la condition de l’homme. Paris: Michalon, p.34-35 (je souligne). |
↑4 | Ainsi que la relativité de toutes ces possibilités spatiales et temporelles qui auraient pu faire de notre vie quelque chose d’autre. |
↑5 | La vie n’est pas que misère, mais elle l’est en partie. Et bien que la majeure partie du temps, le côté positif contrebalance le côté négatif, il arrive parfois que nous nous demandions si c’est encore le cas. Ou encore, nous pourrions nous mettre dans la peau de personnes qui vivent dans des pays moins bien nantis qu’en Occident. Prenons l’exemple des migrants actuellement qui quittent massivement leur pays aux risques et périls de leur vie et de celle de leur famille. Ces derniers connaissent l’ampleur de la misère humaine. |
↑6 | “Humiliez-vous donc sous la puissante main de Dieu, afin qu’il vous élève au temps convenable et déchargez-vous sur lui de tous vos soucis, car lui-même prend soin de vous.” (1 Pierre 5:7) Ou encore : il faut aimer nos ennemis en prenant soin d’eux, car Dieu agit comme ça envers tous en se préoccupant du bien-être des bons comme des méchants : “Aimez vos ennemis (…) afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes.” (Matthieu 5:44-45) Beaucoup d’autres passages vont dans ce sens. Surtout, la mort de Jésus pour les péchés du monde entier alors que nous étions encore ennemis de Dieu. |
↑7 | Cela est vrai que nous soyons conscients ou pas que Dieu prend soin de nous. Car notre humanité vient du fait que Dieu prend soin de nous malgré notre insignifiance, mais la prise de conscience de notre humanité passe par la prise de conscience de cette préoccupation de Dieu pour nous. Tout cela fait en sorte que nous pouvons, de toute évidence, être humains (avoir une valeur humaine) sans avoir conscience de ce qui fonde notre humanité (le fait que Dieu nous attribue de la valeur). |
↑8 | Sellier, Philippe. 2009. Pascal : Textes choisis et présentés par Philippe Sellier. Lonrai: Points, p. 201. |
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